En Turquie, la route vers la dictature. Une chronique de François Brousseau.
Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, vient de prendre ses adversaires par surprise en décrétant des élections anticipées pour le 24 juin… Il veut profiter de la désorganisation de ses adversaires, après des années de répression féroce, de politique guerrière, de centralisation autoritaire et d’état d’urgence.
Il y a quinze ou même dix ans, on considérait la Turquie comme la preuve de la compatibilité entre État démocratique et majorité musulmane. Depuis le début des années 2010, à coups de purges massives, de mesures «islamistes» (sur l’alcool, le statut des femmes), d’attaques contre la laïcité, la presse indépendante et les Kurdes, c’est une régression ininterrompue.
Régression accentuée par le coup d’État avorté de l’été 2016, dont on ne sait toujours pas si c’était un coup monté ou une authentique attaque d’une partie de l’armée, avec des complicités étrangères.
Pourquoi cette précipitation électorale, un an et demi avant l’échéance normale? Pour assommer des adversaires à terre… mais aussi pour profiter au plus vite du nouveau système présidentiel : abolition du poste de premier ministre, quasi pleins pouvoirs au président sur une foule de sujets (nomination des juges, décrets-loi, etc.).
Erdogan espère aussi surfer sur la vague de patriotisme turc et antikurde, après l’intervention militaire des derniers mois dans le NordOuest syrien contre les Kurdes. Une opération d’une féroce cruauté contre les civils: Bachar al-Assad n’est certes pas l’unique bourreau actif en territoire syrien !
Il y a aussi l’économie. Malgré une bonne croissance l’an dernier, alimentée par de fortes dépenses publiques, les nuages sont de retour. La monnaie baisse continuellement: moins 15% par rapport à l’euro en trois mois, moins 50 % au cours des deux dernières années.
Après toutes les dépenses populistes d’Erdogan, y compris pour son extraordinaire palais présidentiel à Ankara (un demi-milliard d’euros selon Le Monde), les finances publiques sont dans un état déplorable. La dette publique turque est aujourd’hui considérée comme spéculative et indésirable…
Tout cela commence à faire pas mal de raisons pour anticiper les élections avant que tout ne s’aggrave, que les guerres ne tournent mal et que le peuple des campagnes (soutien traditionnel d’Erdogan) ne commence à souffrir économiquement et à changer d’idée…
En route vers la dictature, la Turquie n’y est pas tout à fait. La course électorale, à l’orée du 24 juin, n’est pas sans obstacles.
L’AKP, le Parti de la justice et du développement, a été échaudé par sa victoire étriquée de 2017 — il y a tout juste un an — au référendum constitutionnel. Le OUI avait obtenu officiellement 51,5%… mais une fraude bien calibrée avait «aidé la nature» à franchir la barre des 50%.
Aujourd’hui, les sondages — parce qu’il y en a encore — donnent M. Erdogan et son parti plus près des 40% que des 50%… Cela reste appréciable, assez pour gagner des législatives, et probablement pour remporter une présidentielle au second tour.
D’autant que l’AKP n’est pas seul. Le parti ultranationaliste MHP (Parti d’action nationaliste), qui avait fait 12% aux élections de novembre 2015, va aux élections de concert avec lui (malgré une scission dans ses rangs). Il y a aussi le CHP, le Parti républicain du peuple, héritier de la tradition laïciste de Mustapha Kemal… qui reste assis, bon an mal an, sur un quart des suffrages exprimés.
Et il y a finalement le parti pro-kurde, le Parti démocratique des peuples (HDP), qui avait créé la surprise en 2015… Se positionnant comme formation «pro-minorités», il a beaucoup souffert de l’état d’urgence et de la furie du président… Parmi ses 59 députés élus en novembre 2015, neuf sont aujourd’hui en prison, dont l’exchef, le populaire Selahattin Demirtas.
Malgré les menaces continuelles et les arrestations massives, le HDP n’a pas encore été interdit. Ayant obtenu 10,8% aux législatives de novembre 2015, il est menacé par le système électoral, qui met justement le seuil de la représentation… à 10% des suffrages exprimés!
Le 24 juin, la survie ou non de ce parti sera un test crucial de ce qui reste de résistance démocratique en Turquie.
Sur les traces de Vladimir Poutine et de Viktor Orban, Erdogan a gagné plusieurs manches. Mais la partie n’est pas finie en Turquie.
François Brousseau est chroniqueur d’information internationale à Radio-Canada. francobrousso@hotmail.com