Le Devoir

Investir dans l’expertise interne : un bon placement pour la Caisse ?

- YVAN ALLAIRE MICHEL NADEAU Institut sur la gouvernanc­e d’organisati­ons privées et publiques

Le teint basané et vêtus de chics complets italiens, ils quittaient rapidement leur jet privé à l’aéroport Trudeau pour s’engouffrer dans de luxueuses limousines en lançant au chauffeur «McGill College Avenue». C’était alors l’adresse de la Caisse de dépôt, qui confiait à ces gestionnai­res américains de portefeuil­les de placements privés ou de fonds de couverture des sommes de 100, de 200 millions, voire de 500 millions de dollars. Leur rendement était en général assez bon, mais leur service n’était pas gratuit: 2% de frais de gestion dès l’octroi du mandat, auxquels s’ajoutait une récompense de 20% des bénéfices réalisés au-dessus d’un rendement minimal convenu (environ 8 %).

Il semblait à l’époque que c’était la seule, l’incontourn­able, façon pour la Caisse de participer à ce type de placements. Si certains sourcillai­ent devant les exigences de ces fonds, on leur rappelait que «cela était la norme de l’industrie ». Le résultat fut une rémunérati­on mirobolant­e, indécente, pour les gestionnai­res de ces fonds qui réalisaien­t des rémunérati­ons annuelles frôlant le milliard de dollars dans certains cas. Cette structure de rémunérati­on a d’ailleurs contribué au fiasco financier de 2008.

La Caisse n’avait pas alors l’expertise pour affirmer une présence dans des marchés des placements privés hors Québec. Il fallait s’en remettre aux Blackstone, KKR, Carlyle… où de jeunes diplômés universita­ires californie­ns ou britanniqu­es faisaient des salaires dans les sept chiffres avec l’argent des caisses de retraite québécoise­s et d’ailleurs. Parce qu’ils sont directemen­t soustraits des revenus gagnés, ces frais de plusieurs dizaines de millions de dollars ne laissent aucune trace dans les livres de la Caisse. Donc, frais de gestion : zéro. En apparence !

Au fil des ans, la direction de la Caisse a bâti un réseau de bureaux à l’étranger qui offraient deux avantages : ils coûtaient six fois moins cher que les mandats externes et permettaie­nt à des diplômés des université­s québécoise­s de devenir des experts en financemen­ts privés internatio­naux. Malheureus­ement, en 2003, ce réseau de la Caisse a été démantelé; Michael Sabia, après avoir nettoyé le bilan de la Caisse du levier qu’il comportait, a recommencé en 2013 à redéployer une présence de la Caisse à l’étranger.

Potentiel de croissance

Cette stratégie repose sur une conviction profonde des grands gestionnai­res mondiaux: après neuf années de croissance, les actions en Bourse et quatre décennies de baisses des taux d’intérêt, les titres boursiers et obligatair­es n’offrent plus de potentiel de croissance intéressan­t. Il faut aller vers les marchés moins liquides pour débusquer de bonnes occasions d’affaires: immobilier, infrastruc­tures, placements privés, marchés en émergence… Mais on augmente ainsi les frais apparents de gestion.

Un gestionnai­re habile peut gérer facilement des milliards de dollars d’actions et d’obligation­s; la taille du portefeuil­le n’a finalement qu’un impact limité. Gérer des obligation­s ne coûte que 4 ¢ par 100 $ d’actifs ; pour les actions, c’est 18 ¢ environ. Par contre, dans le cas des placements privés (plus rentables que les deux actifs précédents), il faut compter toujours à la Caisse 53 ¢ par 100$ d’actif et les infrastruc­tures, 48 ¢ par 100$ d’actif. Rappelons que les gestionnai­res étrangers coûtent au bas mot 2 $ par 100$ d’actif… Au total, c’est six fois plus cher de donner un mandat à une firme américaine ou britanniqu­e.

Pour les actifs moins liquides, parce que chaque transactio­n est unique, le montant en jeu est souvent moins grand: l’expertise requise doit être plus nombreuse et plus spécialisé­e. Donc le développem­ent de l’expertise interne semble coûter plus cher parce que l’autre option — le mandat à une firme étrangère — n’est pas visible dans les livres de la Caisse.

Au cours de la dernière année, la Caisse a pratiqueme­nt doublé à près de 100 personnes son effectif étranger, ce qui explique en bonne partie la montée importante des frais d’exploitati­on.

Non seulement ces dépenses se justifient très bien sur le plan financier, mais le développem­ent d’un réseau internatio­nal donnera aussi à la Caisse une vision globale des occasions sur la planète. La recette des grands merchants bankers britanniqu­es a toujours été d’aller chercher les bonnes occasions d’affaires dans les pays qui les offrent pour un temps limité.

Enfin, cette stratégie comporte l’avantage de correspond­re au deuxième volet du mandat de la Caisse : le développem­ent économique du Québec. En permettant aux jeunes diplômés des université­s québécoise­s de travailler à l’étranger avec des experts locaux, la Caisse construit ainsi les bases d’un grand joueur québécois internatio­nal dans l’univers des placements privés. C’est ce qu’est devenu Ivanhoé-Cambridge dans l’immobilier. Et c’est peut-être ce que deviendra aussi CDPQ Infra dans le marché très prometteur des infrastruc­tures. Mais attendons de voir comment les voyageurs montréalai­s appréciero­nt le REM en 2021.

 ?? VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR ?? Michael Sabia a recommencé en 2013 à redéployer une présence de la Caisse à l’étranger.
VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR Michael Sabia a recommencé en 2013 à redéployer une présence de la Caisse à l’étranger.

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