Le Devoir

Toronto, des lendemains qui pleurent

Les citoyens vont se recueillir et cherchent à comprendre ce déferlemen­t de violence

- LISA-MARIE GERVAIS à Toronto

Pendant que le flou persiste sur l’identité des victimes et les motivation­s du tueur, de nombreux Torontois sont venus se recueillir sur les lieux du drame pour tenter de trouver des réponses et du réconfort au lendemain de l’attaque au camion-bélier.

« On est à Toronto, je roule à vélo ici, j’habite juste à côté. Mais pourquoi?» crie en sanglotant Dana Lepinski, une résidente de Willowdale, ce quartier de North York très multiethni­que semblable à un petit centre-ville au nord de la métropole. En cette matinée nuageuse, elle est venue se recueillir sur le trottoir près d’un petit parc sur la rue Yonge au coin de Finch Avenue, là où la fourgonnet­te blanche a entamé sa course folle pour foncer sur des piétons. C’est là qu’ont afflué spontanéme­nt les Torontois dans la soirée de lundi après le drame, venant déposer des chandelles, des gerbes de fleurs et écrire des mots de soutien. «Nos prières sont avec vous», «Restons forts, Willowdale», «Avec tout notre amour» étaient quelques-uns des messages écrits au feutre co-

loré, aux côtés de messages en coréen, en chinois, en arabe.

Mardi, bien que le tronçon de la rue Yonge ait été fermé à la circulatio­n sur près de deux kilomètres presque toute la journée, ils étaient encore nombreux à venir s’y serrer les coudes. Des jeunes, des vieillards, des enfants à la sortie de l’école. Certaines communauté­s religieuse­s sont venues prier sur les lieux, d’autres ouvraient les portes de leur église aux quidams. Des Torontois de toutes origines sont venus tout au long de la journée, surtout en fin de journée, déposer des fleurs. Beaucoup de fleurs. Un quatuor de violon a adouci le deuil par sa musique. «Je trouve ça émouvant et je suis très touché. Je suis tellement ému de voir ça », a dit Nathan Poon.

Le choc

Résidente depuis dix ans dans Willowdale, Loma estime l’avoir échappé belle lundi aprèsmidi. Car tous les jours à 13h, elle déambule le long de la rue Yonge vers le sud, en partant du coin de l’avenue Finch, là où elle habite, jusqu’à Shepard, là où le présumé meurtrier s’est rendu à la police. Dans cette pérégrinat­ion d’une trentaine de minutes, elle croise des visages connus, salue de la tête les commerçant­s. Soban café, Café princess, le petit boui-boui coréen. Elle marche normalemen­t sur le trottoir de ces commerces, celui que le conducteur de la fourgonnet­te a choisi de prendre d’assaut.

Lundi, c’était la première journée de «vrai soleil », insiste-t-elle « Tout le monde était dehors, c’était plein». Mais sans aucune raison particuliè­re, elle a simplement décidé d’aller s’entraîner au gym un peu après 13h. Quelques minutes plus tard, des dizaines de personnes étaient fauchées non loin de là. «C’est sûr que je me dis que ça aurait pu être moi», raconte cette Irakienne d’origine.

Plusieurs commerçant­s interrogés ont dit n’avoir rien vu de la course folle du camion, trop absorbés qu’ils étaient par leurs tâches. Ce n’est que plusieurs minutes plus tard qu’ils ont été alertés par des policiers. Cici Huang, qui travaille chez Beauty Jealousy, dit avoir reçu un appel de son patron. «Je n’avais rien vu de ce qui s’était passé. Mais quand je suis allée sur le trottoir, je ne comprenais rien de ce que je voyais. »

Quelques minutes plus tôt, Akeem Herbert sortait pour sa part du magasin Shoppers pour se diriger à la boutique de tatouage où il travaille. Sous ses yeux, des corps à terre, avec des drôles de blessures et beaucoup de sang. Le quadrilatè­re n’était pas fermé, les policiers commençaie­nt à arriver. «Ça pouvait être une fusillade, mais j’ai d’abord pensé que c’était une manifestat­ion extrême», raconte-t-il. Mais lorsqu’il a vu le regard désespéré d’un premier répondant pratiquer les manoeuvres de réanimatio­n cardiaque sur une femme âgée ensanglant­ée qui gisait par terre, il a compris. «Elle était probableme­nt déjà morte», dit-il, encore sous le choc.

Voir l’horreur

Margaret Ramesar, elle, a carrément vu le camion passer. Il allait à toute vitesse, avec cette conduite erratique lorsque quelque chose ne va pas. Elle était un peu plus bas, sur Yonge, et quittait le trottoir sans se douter que plusieurs personnes allaient être fauchées par un dangereux camion. « J’ai vu le camion et un gars crier après. Et la police derrière. J’ai pensé que c’était un accident, je me suis réfugiée dans un magasin», a-t-elle dit, avec un certain sangfroid. Mais rapidement, au fil de son récit, ses yeux se sont emplis de larmes. «C’était le chaos, les gens hurlaient et couraient. J’ai pensé que c’était une fusillade», a-t-elle sangloté, aux côtés de sa fille qui tentait de la réconforte­r. «Ce sont… des vies innocentes. Ces gens-là ont des familles. »

Malgré les images d’horreur qui la hantent, Margaret Ramesar a tenu à revenir sur les lieux du drame. «C’est important de revenir, je pense que je fais partie de ça. Et je sens que j’appartiens à ces gens aussi. Ça aurait pu être moi», dit-elle. « Tout ça est tellement triste. »

C’est le vacarme des sirènes des policiers et des ambulances qui a attiré Irène et ses collègues à la fenêtre de la tour de bureaux où elle travaillai­t. Bien malgré elle, elle était aux premières loges de l’horreur, avec vue sur les corps et les piétons affolés. «De la fenêtre, tu pouvais voir le chaos. Les cris, les sirènes des ambulances. J’ai tout entendu, tout vu juste après que le camion est passé », raconte-t-elle.

Comme d’autres, elle a senti le besoin de venir se recueillir avec ses collègues, même s’ils ne connaissen­t pas particuliè­rement de victimes. Et allumer des cierges et écrire de petits mots de solidarité est une façon de faire son deuil, de démontrer sa sympathie. «C’est pour montrer que nos pensées sont pour les victimes», dit-elle, avec une certaine pudeur.

Un grand impact

Vers midi, Anne Marie d’Amico a été identifiée comme première victime. Loma a pitonné sur son téléphone pour aller chercher sa photo sur Internet. «Regarde, si belle, si jeune», a-telle dit émue. Les autres victimes tardent toujours à être identifiée­s.

Que penser du présumé meurtrier, Alek Minassian, contre qui pèsent dix chefs d’accusation pour meurtres et treize, possibleme­nt quatorze, pour tentatives de meurtre? Margaret Ramesar ne sait pas grand-chose de ses motivation­s. «Je ne vais pas rien dire, car je ne sais rien de lui, mais je pense que c’est quelque chose qu’il avait planifié. Mais tu ne sais jamais ce qui va arriver. C’est quand même triste… Une personne si jeune. Qu’arrive-t-il avec notre jeunesse?»

Pour Dana Lepinski, «un fou, c’est un fou». Elle ne croit pas que Toronto deviendra une ville moins sécuritair­e. «Toronto n’a jamais été une ville très dangereuse. Mais tu ne peux pas prédire ce genre de chose. Tu ne peux pas bannir toutes les voitures, et si un psychopath­e veut utiliser une voiture comme une arme, il peut le faire. »

Sans dire que cet événement aurait pu être prédit, Akeem, le tatoueur, ne s’en étonne pas. «C’est arrivé partout dans le monde, à Nice, alors je me disais pourquoi pas ici ? » Une question qui a malheureus­ement trouvé réponse dans une attaque meurtrière qui fera encore parler d’elle.

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NATHAN DENETTE LA PRESSE CANADIENNE Une femme se recueille près de l’endroit qui a été le théâtre de l’attaque au camion-bélier, lundi.
 ?? FRED THORNHILL LA PRESSE CANADIENNE ?? Les autorités n’ont voulu courir aucun risque et ont décidé de protéger, à l’aide de gros blocs de ciment, les environs du stade de baseball Rogers, où les Blue Jays disputaien­t un match contre les Red Sox de Boston, mardi.
FRED THORNHILL LA PRESSE CANADIENNE Les autorités n’ont voulu courir aucun risque et ont décidé de protéger, à l’aide de gros blocs de ciment, les environs du stade de baseball Rogers, où les Blue Jays disputaien­t un match contre les Red Sox de Boston, mardi.

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