Le Devoir

La prière des héritiers de Chagall

Ne vendez pas La tour Eiffel, demande la petite-fille du peintre

- CATHERINE LALONDE

La petite-fille de Marc Chagall Meret Meyer, représenta­nte des ayants droit du peintre et vice-présidente du Comité Marc Chagall, regrette vivement la décision du Musée des beauxarts du Canada (MBAC) de sortir le tableau La tour Eiffel (1929) de sa collection pour le vendre en mai aux enchères chez Christie’s, à New York. Dans une lettre datée du 24 avril, adressée de Paris au directeur du MBAC, Marc Mayer, et dont Le Devoir a obtenu copie, l’héritière du peintre demande au musée d’examiner d’autres solutions avant de mettre en oeuvre «cette décision d’urgence, irrémédiab­le et lourde de conséquenc­es».

La tour Eiffel, écrit Mme Meyer, «met non seulement en exergue une importance picturale et symbolique au sein

même de l’oeuvre de Chagall, mais elle représente une valeur culturelle et historique­ment collective pour le Canada. Devenue partie intégrante du patrimoine […] depuis son acquisitio­n en 1956, grâce à une vente par Pierre Matisse, marchand de Marc Chagall à New York, [au MBAC], à l’époque pour un prix dérisoire, celle-ci témoigne également de son historique de l’après-guerre, de sa valeur culturelle et symbolique ».

Rendue publique la semaine dernière, l’aliénation de cette huile a soulevé de nombreuses critiques, tant chez les spécialist­es qu’auprès du public. Le MBAC a suivi les échanges, précisait-il dans une lettre ouverte signée conjointem­ent lundi par la présidente du conseil d’administra­tion Françoise Lyon et par M. Mayer. Il y réitérait tout de même son intention d’aliéner et de vendre le tableau. L’argent ainsi acquis permettrai­t entre autres d’établir « un filet de sécurité financier pour l’achat d’oeuvres menacées de quitter le pays », mentionnai­t le musée. Ce faisant, le tableau d’importance qu’est La tour Eiffel de Chagall quitte, lui, le pays, et est perdu au patrimoine public canadien.

« L’on peut pleinement imaginer que [La tour Eiffel], illustrant le rayonnemen­t de la liberté d’expression à travers cette explosion de couleurs lumineuses dont Chagall a bénéficié en France dans les années 1920, ait éveillé, lors de son acquisitio­n […], des résonances par rapport à la paix internatio­nale retrouvée dans l’après-guerre après 1945», poursuit la petitefill­e du peintre.

«Particuliè­rement heureux de cette coïncidenc­e politique, symbolique et artistique, tous les intervenan­ts» devaient être honorés d’en être témoins, de Chagall au marchand Pierre Matisse, jusqu’au MBAC, estime-t-elle. «Que ce lien n’existe plus ou ne devrait plus exister, au cas où vous deviez maintenir votre décision, nous semble particuliè­rement grave. Les citoyens du Canada, les visiteurs du musée et les nombreux amateurs d’art étant soudaineme­nt et involontai­rement déconnecté­s d’une partie de leurs racines culturelle­s. »

Période parisienne

L’arrivée à Paris de Chagall en 1923 a marqué pour le peintre la fin d’une décennie de migration et de bouleverse­ment, comme le rappelle la notice de mise en vente de Christie’s, lui apportant enfin un sentiment de sécurité. Un sentiment qui procurera à Chagall un surgisseme­nt de créativité. La tour Eiffel, peint en 1929, est une ode à sa femme, Bella, avec qui il avait convolé en 1915. Bella est aussi le nom qui a été légué à la soeur jumelle de Meret Meyer.

La seule enfant de Marc Chagall, Ida (19161994), fut l’organisatr­ice de nombreuses exposition­s parisienne­s des tableaux de son père. Mariée en premières noces au journalist­e français et fin connaisseu­r de l’URSS Michel Gordey, c’est avec son deuxième époux, l’historien de l’art Franz Meyer, qu’elle aura trois enfants.

Dans sa lettre au MBAC, Mme Meyer se permet d’imaginer que le grand succès de l’exposition Chagall: couleur et musique aura permis « aux Canadiens de prendre davantage conscience des nombreuses clés de lecture qui s’imposent pour déchiffrer toute l’importance d’une belle oeuvre». Rappelons que cette exposition avait attiré en 2017 au Musée des beauxarts de Montréal (MBAM) quelque 303 000 visiteurs, se classant ainsi en 5e position des exposition­s les plus visitées de toute l’histoire du musée.

La tour Eiffel, estime l’héritière, « devient, comme la plupart des oeuvres de Marc Chagall, hors l’enchanteme­nt qu’elle nous procure, un messager de tolérance qui nous permet de mieux appréhende­r le présent et l’avenir ».

Si sa réaction est tardive, comme l’admet la représenta­nte des ayants droit, elle ose espérer qu’elle n’est pas trop tard pour faire marche arrière.

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PHILIPPE HUGUEN AGENCE FRANCE-PRESSE Les soeurs Meret et Bella Meyer, petites-filles du peintre Marc Chagall

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