Le Devoir

Préserver la Miséricord­e et la mémoire des filles-mères

- CAROLINE MASSE Enfant de La Miséricord­e

Site d’une valeur patrimonia­le exceptionn­elle selon Héritage Montréal, l’ancien Hôpital de la Miséricord­e, sur le boulevard René-Lévesque, est à l’abandon depuis 2012. Le temps a commencé à faire son oeuvre sur le fragile bâtiment, suscitant l’inquiétude des résidents du secteur. La Miséricord­e est un lieu symbolique et chargé d’émotion, qui a vu des dizaines de milliers de mères célibatair­es donner naissance à des enfants hors mariage au cours du siècle dernier. Il ne peut en aucun cas être laissé à l’abandon et sa mémoire doit rester vivante à l’intérieur même de son enceinte.

Un projet de redéploiem­ent du site, piloté par la coalition Quatuor Quartier latin, se profile à l’horizon. Exposé aux résidents lors d’une assemblée publique le 20 mars dernier, il correspond à la volonté des Soeurs de Miséricord­e qui ont souhaité «que les bâtisses servent à des fins humanitair­es et sociales» lorsqu’elles ont fait le transfert du site au gouverneme­nt en 1973.

Mais dans cette propositio­n, la mémoire est pour l’instant absente, bien qu’une timide volonté de commémorat­ion soit énoncée. Or, l’histoire du lieu doit être au centre du projet pour assurer sa légitimité. Un projet de réaménagem­ent qui n’intégrerai­t pas un musée — à la fois sur les mères célibatair­es, sur les «orphelins» et sur les religieuse­s — serait selon nous inacceptab­le et constituer­ait un manquement grave à notre devoir de mémoire.

Le temps des crèches, des mères célibatair­es et des «orphelins»

Du début du XXe siècle aux années 1970, ce sont près de 250 000 naissances «illégitime­s» qui ont marqué le Québec. Dans les années 1950, pour pallier ce phénomène et le «gérer» socialemen­t, il y avait au Québec 16 crèches et 53 orphelinat­s. C’était donc loin d’être un phénomène isolé. Combien de centaines de milliers de vies broyées par la honte pour ces filles perdues, dépravées, déviantes, déficiente­s et pour leurs enfants, bâtards, enfants naturels, bientôt «orphelins»? L’époque n’était pas avare de termes méprisants pour chasser les indésirabl­es aux confins de la bonne société.

Fondée en 1848 par Rosalie Cadron-Jetté dans le but précis d’accueillir les mères célibatair­es, la maternité de la Miséricord­e fut pendant près de 130 ans un refuge pour des dizaines de milliers d’entre elles venues y accoucher. Pourtant, pour bon nombre de Québécois, le simple nom de la Miséricord­e suffisait à évoquer la honte d’une famille et la déchéance de ces filles tombées. Et la grande majorité de ces jeunes mères repartaien­t seules, la pression sociale les forçant à abandonner leur enfant en adoption ou aux crèches.

Au temps des crèches, c’est toute une société qui a failli à son devoir de protection de l’enfance et des plus faibles, stigmatisa­nt les pécheresse­s avec la complicité des familles, du clergé, des ordres religieux, mais aussi de la classe politique et de l’ensemble de la société civile.

Si les orphelins de Duplessis ont obtenu, après de chaudes luttes, un certain dédommagem­ent, les mères célibatair­es, elles, n’ont jamais rien revendiqué. Trop écrasées par le mépris qui recouvrait leur situation, elles ont bien souvent caché toute leur vie à leurs proches cet épisode douloureux.

La Miséricord­e est un lieu important pour toutes ces femmes endeuillée­s par l’abandon quasi systématiq­ue (et systémique) de leur enfant et pour tous ces orphelins, dont une bonne partie des orphelins de Duplessis. Ce bâtiment est le dernier témoin d’une page oubliée, cachée, de l’histoire du Québec.

Le temps des crèches et des mères célibatair­es a beau avoir disparu de notre horizon à l’aube de la Révolution tranquille, ses blessures sont encore bien vivantes. La Miséricord­e est un lieu hautement identitair­e dont la résonance est profonde pour des génération­s de Québécois. Quand une société a vécu un tel traumatism­e, la réparation doit être à la hauteur pour que la guérison puisse s’amorcer.

La magnifique chapelle de la Miséricord­e doit devenir le symbole de cette réparation. Notre devoir de mémoire ne peut prendre plus belle forme qu’un espace muséal à l’intérieur même des lieux qui ont vu défiler des génération­s de femmes et d’enfants: un musée qui mettrait en valeur l’expérience vécue par les mères célibatair­es et leurs «orphelins», mais aussi l’histoire de l’Hôpital de la Miséricord­e, des religieuse­s qui s’y sont dévouées et de toutes ces femmes investies dans les crèches, les oeuvres de charité et l’action sociale.

2018 marque le 170e anniversai­re de la fondation des Soeurs de Miséricord­e et de leur oeuvre la plus emblématiq­ue. Intégrer un projet de musée au redéploiem­ent du site de la Miséricord­e rappellera­it de façon claire et forte l’importance de son rôle pendant plus d’un siècle. Il s’agit là d’un rendez-vous essentiel avec notre histoire, que nous ne pouvons manquer sous aucun prétexte.

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