Le Devoir

L’Église doit rendre le Saint Jérôme à la population

- PHILIPPE DUBÉ Professeur de muséologie à la retraite de l’Université Laval

Dans son essai sur le don, publié dans Année sociologiq­ue en 1923-24, l’ethno-sociologue Marcel Mauss définit le concept d’échange dans les termes d’une triple obligation, «donner-recevoir-rendre », pour laisser enfin advenir «un fait social total». À partir de cette prémisse, on peut tenter de comprendre ce qui cloche dans l’histoire du don du fameux tableau de Jacques-Louis David intitulé Saint Jérôme entendant les trompettes du Jugement dernier (1779), fait par les soeurs Cramail à la basilique Notre-Dame de Québec en 1939.

Tout d’abord, à une échelle personnell­e, quand on reçoit un don (par définition un bien qui ne nous a rien coûté), il est toujours «malaisant» d’en faire éventuelle­ment le commerce (en exiger un prix en échange) puisqu’il nous a été donné par l’entremise d’un acte généreux posé gratuiteme­nt à notre endroit. Dans le cas qui nous occupe, comment expliquer la fièvre mercantili­ste autour de cette oeuvre majeure qui, pourtant, a bel et bien fait l’objet d’un très généreux don de la part de bonnes et dévouées chrétienne­s. L’Église ici, par le truchement de la fabrique, semble bien mal placée pour faire le commerce d’un bien qui est manifestem­ent de l’ordre de la propriété publique puisque le tableau était à la base destiné à l’église en tant que lieu de rassemblem­ent des fidèles, donc aux paroissien­s et, in fine, à la population en général. Pourquoi donc le donataire, ici la fabrique, s’autorise-t-il à le marchander contre une somme d’argent (5 millions $US) qui ne court pas les rues à l’heure actuelle ?

Dans la trilogie du «donner-recevoirre­ndre» selon Mauss, l’église manque à son devoir de créer du lien social en ne rendant pas ce qui lui a été pourtant offert de bon coeur. Puisque ne pas rendre est une manière de briser l’obligation morale qu’impose tacitement l’acceptatio­n d’un don. On comprend que l’Église a besoin d’argent pour maintenir en état ses biens que l’on sait nombreux. Pourquoi d’abord ne pas revoir radicaleme­nt son train de vie, à l’exemple de François à la tête de cette grande institutio­n. Dans ce contexte, vendre ne devrait pas être une option. Redonner à la communauté des fidèles, c’est-àdire au public au sens le plus large du terme, est la seule avenue possible et le musée, par définition, est une institutio­n publique qui a le mandat officiel et légal d’être le gardien du patrimoine culturel et naturel.

De plus, il est notoire que le musée sait parfaiteme­nt bien user des mécanismes de dégrèvemen­t d’impôts pour délivrer de généreux reçus de charité en retour d’un don aussi conséquent. En échange de quelques allégement­s fiscaux, il saura soulager ainsi le fardeau fiscal de l’église pourtant réputé pour être moins lourd que celui d’autres institutio­ns. Pourquoi alors faire une tempête médiatique avec une affaire qui devrait se conclure tout naturellem­ent par un contre-don, c’est-àdire par la réciprocit­é de ce que l’église a reçu. On se rappelle que «dons et contre-dons créent du lien social» et l’Église a le devoir d’y souscrire, elle qui se veut rassembleu­se des personnes de bonne volonté. Sans quoi, au Jugement dernier…

L’église manque à son devoir de créer du lien social en ne rendant pas ce qui lui a été offert de bon coeur

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