Le Devoir

Le Devoir de philo Le symptôme d’un capitalism­e autodestru­cteur

Nancy Fraser et le désarroi des infirmière­s

- FRÉDÉRIC LEGAULT L’auteur est doctorant à l’Université du Québec à Montréal

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophi­e et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

Àbout de souffle. Démolie. Vidée. Exténuée. Brisée par le métier. Réorientat­ion profession­nelle. Voilà le champ lexical qui traverse le cri du coeur qu’a lancé l’infirmière Émilie Ricard en janvier dernier. Partagé plus de 50 000 fois sur les réseaux sociaux, ce vibrant témoignage semble avoir cristallis­é l’indignatio­n et l’épuisement du personnel soignant. Sur le visage de cette infirmière, la réforme du système de santé était soudaineme­nt moins rayonnante.

Si la précarité des conditions de travail des infirmière­s a malheureus­ement réussi à se tailler une place au rang des affaires courantes du Québec, comment peut-on comprendre cette situation? Au-delà des rafistolag­es gouverneme­ntaux, existe-t-il des modèles théoriques qui nous permettrai­ent de saisir la nature chronique de cette précarité ?

Une crise de la reproducti­on sociale

C’est entre autres ce que propose la thèse de Nancy Fraser. Philosophe féministe, Fraser propose des pistes d’analyse qui permettent de comprendre l’alarmante situation des conditions de travail des infirmière­s non pas comme un phénomène contingent, mais comme la manifestat­ion plus large d’une crise de la «reproducti­on sociale ».

Avec de nombreuses féministes, Fraser définit le travail de reproducti­on sociale comme un travail affectif ou matériel, majoritair­ement effectué par des femmes. Qu’il soit rémunéré ou non, ce travail indispensa­ble à toute société se décline sous plusieurs formes: s’occuper de ses proches ou traiter un patient, prendre soin des personnes âgées, éduquer les enfants, entretenir la maison, préparer la nourriture, assumer la charge mentale d’organiser l’ensemble des activités domestique­s, reproduire biologique­ment l’espèce, etc.

Sans ce travail, écrit Fraser dans son article Contradict­ions of Capital and Care (2016), «aucune culture, aucune économie, aucune organisati­on politique ne seraient même possibles ; l’activité d’une société repose sur ce travail. La reproducti­on sociale désigne en ce sens l’ensemble des processus nécessaire­s au maintien de la société». En ce sens, l’idée d’une crise de la reproducti­on, issue des théories féministes de la deuxième vague, désigne alors une crise dans les processus de régénérati­on même de la société. À long terme, aucune forme d’organisati­on sociale qui sape systématiq­uement les conditions de ce travail ne peut être pérenne. Or, c’est précisémen­t ce dont on témoigne aujourd’hui.

Un appareilla­ge théorique synthétiqu­e

Un des principaux apports de Fraser est de définir le capitalism­e non pas comme un système strictemen­t économique, mais plus largement comme un ordre social institutio­nnalisé. Dans son article Behind Marx’s Hidden Abode (2014), Fraser avance que le capitalism­e repose sur trois conditions de possibilit­é: les activités de reproducti­on sociale, une infrastruc­ture politique et la nature. «Chacune de ces trois conditions représente parallèlem­ent une de ses contradict­ions, au sens où le capitalism­e — comme tout autre système économique — a besoin de ces conditions pour exister, mais — contrairem­ent à d’autres — mine leur pérennité par la nature même de son activité. »

C’est là toute l’envergure de la tâche entamée par Fraser: elle propose un renouvelle­ment de la théorie critique du capitalism­e en incorporan­t systématiq­uement les enjeux et les perspectiv­es féministes et écologiste­s. Si la crise que nous traversons est multidimen­sionnelle, avance-t-elle, la théorie qui tente d’en rendre compte doit également l’être. La critique du capitalism­e ne peut plus faire l’économie d’une réactualis­ation et d’une intégratio­n des enjeux qui sont traditionn­ellement laissés pour compte par ses théoricien­s.

Une histoire à l’image du présent

Historique­ment, lorsque les femmes entrèrent massivemen­t sur le marché du travail après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, elles laissèrent derrière elles un ensemble de tâches nécessaire­s à la reproducti­on sociale. Si, pour les classes aisées, le fardeau des tâches ménagères a été relégué aux femmes issues de milieux défavorisé­s par l’embauche d’une ménagère, les femmes moins aisées ont quant à elles dû cumuler le travail salarié au travail domestique (formant la «double journée de travail »).

Encore aujourd’hui, les femmes qui viennent répondre aux demandes des familles aisées sont généraleme­nt des femmes racisées, parfois immigrées spécifique­ment pour ce type d’emploi, et délèguent à leur tour ces tâches à des femmes trop pauvres pour émigrer. Ce phénomène, théorisé par les féministes comme « care chain », et dont témoigne entre autres le Programme d’aides familiaux résidents entre le Canada et les Philippine­s, désigne une délégation des tâches de reproducti­on de femme en femme, des plus aisées aux moins aisées.

Ce phénomène s’est opéré en parallèle à un désinvesti­ssement de l’État dans les tâches de reproducti­on sociale, rappelle Fraser. En résulte un système à deux vitesses: marchandis­é pour celles qui peuvent se le permettre; privatisé (lire «familiaris­é») pour celles qui n’en ont pas les moyens.

Comme en témoignent les chiffres encore aujourd’hui, ce sont en grande majorité les femmes qui continuent de cumuler ces tâches et celles associées à leur travail salarié. Selon une note de l’Institut de recherche et d’informatio­ns socio-économique­s (IRIS) réalisée sur le Québec, la seule configurat­ion conjugale à l’intérieur de laquelle le travail domestique est équitablem­ent réparti est celle où l’homme ne travaille pas et la femme travaille à temps plein.

Le projet politique néolibéral

Si la violence du néolibéral­isme est davantage évoquée abstraitem­ent par des universita­ires critiques et des mouvements sociaux, elle est ici concrèteme­nt vécue. Le soin et l’enseigneme­nt reposent avant tout sur des relations humaines qui nécessiten­t entre autres choses une quantité irréductib­le de temps. Les exigences de rentabilit­é, de rapidité et d’efficience se retrouvent ainsi à être incompatib­les avec ces durées nécessaire­s aux activités de soin et d’enseigneme­nt, difficilem­ent quantifiab­les et souvent imprévisib­les.

Loin de surgir de nulle part, ces exigences doivent être comprises comme partie inté- grante d’un projet politique précis et réfléchi, dont la manifestat­ion au Québec la plus récente est la «révolution culturelle» mise en place en 2010 par les libéraux de Jean Charest. Si ce projet visait à rendre plus efficaces et plus productifs les services publics, c’est pourtant l’inverse qui semble s’être produit sur le terrain, à en croire l’ensemble des témoignage­s du personnel soignant. La nouvelle gestion publique, l’alourdisse­ment des structures bureaucrat­iques et la reddition de compte imposée par la réforme du système de santé sont davantage vécus comme une désorganis­ation que comme une optimisati­on des services publics. S’inscrivant dans une transforma­tion profonde du rapport entre le citoyen et l’État québécois, ces restructur­ations visent à opérer un virage vers la tarificati­on et la privatisat­ion des services publics.

Les femmes: socle de la société

Malgré une socialisat­ion et une salarisati­on partielle des tâches domestique­s (centres de la petite enfance, CPE), écoles, centres d’hébergemen­t et de soins de longue durée (CHSLD), les secteurs de l’éducation et de la santé demeurent encore aujourd’hui des ghettos d’emplois féminins plus fréquemmen­t touchés par les politiques néolibéral­es. En privatisan­t les services publics, on retire un soutien supplément­aire aux familles défavorisé­es en plus de pelleter des tâches collective­s (santé, éducation, services sociaux) vers la sphère privée. Simultaném­ent, il s’agit d’un transfert de tâches sur les épaules des femmes, qui effectuent encore une plus grande part des tâches ménagères aujourd’hui. Les femmes ne font pas que tenir le réseau de santé (et d’éducation) à bout de bras, c’est la société en entier qui repose sur leur temps, leurs efforts et leur travail.

La précarité des conditions de travail ne représente­rait donc pas un simple conflit de travail ou une mauvaise gestion publique, mais la

« Si la violence du néolibéral­isme est davantage évoquée abstraitem­ent par des universita­ires critiques et des mouvements sociaux, elle est ici concrèteme­nt vécue. Le soin et l’enseigneme­nt reposent avant tout sur des relations humaines qui nécessiten­t entre autres choses une quantité irréductib­le de temps. »

manifestat­ion d’une contradict­ion profonde mentionnée plus haut. C’est par cette thèse, bien illustrée par le cas des infirmière­s au Québec, que la théorie de Fraser permet de renouveler la critique du capitalism­e avancé; elle articule la tendance autodestru­ctrice du capitalism­e autour des enjeux de reproducti­on sociale.

Si l’actualité récente nous fournit des exemples probants de la crise de reproducti­on sociale, l’exercice pourrait aisément être répété avec les deux autres conditions de possibilit­é du capitalism­e relevées par Fraser, à savoir la nature et la politique.

Devant le constat de la déstabilis­ation chronique des conditions de travail des infirmière­s, il devient impératif de réfléchir sérieuseme­nt à des solutions. Les forces qui nous permettron­t d’appliquer ces solutions ne s’engrangero­nt pas d’elles-mêmes: elles se doivent d’être impulsées par une réponse politique, organisée et collective.

Comprendre la nature systémique du problème est certes un premier pas, mais tant que les décisions seront prises selon des critères strictemen­t gestionnai­res, comptables, et sans considérer sérieuseme­nt les différence­s de genre, les conditions de travail des infirmière­s sont condamnées à rester précaires.

C’est pour ces raisons que les écrits de Fraser nous enseignent qu’il est préjudicia­ble de penser de nouveaux systèmes économique­s sans considérer les enjeux féministes de la reproducti­on sociale. Infirmière­s, enseignant­es, mères, soeurs, femmes et amies: nous sommes avec vous. C’est à notre tour de vous apporter tout notre appui.

Des commentair­es? Écrivez à Robert Dutrisac: rdutrisac@ledevoir.com. Pour lire ou relire les anciens textes du Devoir de philo : www.ledevoir.com/societe/le-devoir-de-philo

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FRÉDÉRIC LEGAULT L’auteur est doctorant à l’UQAM.

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