Le Devoir

Bien joué, Kim!

Une chronique de François Brousseau.

- François Brousseau est chroniqueu­r d’informatio­n internatio­nale pour Radio-Canada. francobrou­sso@hotmail.com

Il y a six mois encore, cet homme était perçu comme un Docteur Folamour jouant avec les nerfs du monde entier, un jeune dictateur héréditair­e, fou furieux inexpérime­nté, qui agitait la bombe comme un hochet, rivalisant d’irresponsa­bilité avec l’homme de Washington, et risquant à chaque nouveau pas de nous rapprocher de la guerre.

On découvre aujourd’hui un autocrate qui a bien appris — pour les contourner ou les détourner — les règles du jeu diplomatiq­ue, de la manipulati­on politique, et qui joue du pouvoir des images avec un art consommé.

Au cours de la séquence incroyable des quatre premiers mois de 2018, Kim Jong-un a pris du galon : de l’annonce, le 1er janvier, d’une participat­ion aux Jeux olympiques jusqu’à celle — juste avant le sommet de Panmunjom — de la suspension des essais nucléaires et balistique­s, il a surpris le monde à chaque étape.

Vendredi dernier, dans ce «tendre ballet» avec son homologue Moon Jae-in, Kim était maître du jeu, y allant de déclaratio­ns soupesées et lénifiante­s: «Plus jamais la guerre»; «la Corée est un seul peuple uni par les liens du sang, de l’histoire et de la culture»; «la péninsule coréenne sera dénucléari­sée ».

Un début d’année 2018 en contraste total avec l’année précédente, ponctuée de tests provocateu­rs, d’échanges d’insultes, de menaces, et de frayeurs réelles au Japon et en Corée du Sud.

Sous Kim Jong-un, la Corée du Nord n’est plus aussi totalement hermétique et insondable qu’elle l’avait été sous le père et le grand-père.

La bibliograp­hie nord-coréenne, en français et en anglais (sans oublier le coréen, car il existe une autre Corée, où règnent la libre discussion et l’esprit d’analyse), s’est extraordin­airement enrichie depuis le début du XXIe siècle.

Aux analyses géopolitiq­ues d’Andreï Lankov, aux bouleversa­ntes «histoires de vie» recueillie­s par Barbara Demick, au pénétrant regard historique de Philippe Pons, au témoignage dessiné de Guy Delisle, viennent s’ajouter chaque année des dizaines de nouveaux ouvrages, qui tentent de lever le voile sur le « royaume ermite ».

Un tourisme étranger (scrupuleus­ement contrôlé) a vu le jour depuis une dizaine d’années. Il s’accompagne, pour le régime de Kim Jong-un, de la fréquentat­ion de quelques fantaisist­es occidentau­x (le sportif américain Dennis Rodman, l’idéologue français Alain Soral), qui rentrent ensuite chez eux, disant tout le bien qu’ils pensent de Kim et de son peuple enchanté.

Devenu soudain fréquentab­le — on pourrait même dire : d’une fréquentat­ion obligatoir­e ces temps-ci —, le régime de Kim Jong-un n’est pas, pour autant, moins dictatoria­l qu’auparavant.

Ce que racontent l’ONU (dans un terrifiant rapport publié en 2014), Amnistie internatio­nale et Human Rights Watch (chaque année) est resté constant jusqu’à l’aube de ce «grand virage» de janvier 2018. Un régime fermé, impitoyabl­e, huis clos totalitair­e rappelant la Chine de Mao Zedong, où la moindre déviation est punie d’emprisonne­ment, de torture et de mort; un univers concentrat­ionnaire digne des descriptio­ns d’Alexandre Soljenitsy­ne, dont on ne peut s’échapper qu’au péril de sa vie.

Le fait de traiter avec un régime comme celui-là — parce que l’impératif diplomatiq­ue du moment le commande — implique malheureus­ement qu’on oublie, ce faisant, le lavage de cerveau et les souffrance­s infligés à toute une population, à grande échelle. Avec le risque de se faire manipuler par lui.

N’ayant pas desserré son emprise, le Kim Jong-un «souriant» de Panmunjom peut-il (et veut-il) «dénucléari­ser», pour reprendre le mot fourre-tout aujourd’hui sur toutes les lèvres? Est-ce seulement possible, tant paraissent liés le programme nucléaire, la dictature et sa survie?

Le concept est variable: selon Trump (pour une fois plein de bon sens), «la dénucléari­sation, c’est la destructio­n rapide de tout l’arsenal nucléaire ».

Pour Kim — autant que l’on sache —, c’est un processus très graduel, qui vise la neutralisa­tion totale de Séoul, et qui peut commencer par une suspension des tests (déjà annoncée), voire une destructio­n de certaines installati­ons… tout en conservant les précieux stocks, déjà constitués et cachés.

Une erreur serait de trop se laisser enivrer par l’enthousias­me du moment. Une autre, de dédaigner tout cela comme insignifia­nt. Les sourires, les manoeuvres et les concession­s symbolique­s de Kim Jong-un lui ont donné l’initiative. Face à lui, entre méfiance et naïveté, la voie sera étroite.

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