Le Devoir

Des mythes justifient les hauts revenus des médecins spécialist­es

- MARIE-CLAUDE GOULET Médecin de famille et militante féministe PASCAL LEBRUN Militant, politologu­e, horticulte­ur et auteur de L’économie participal­iste: Une alternativ­e contempora­ine au capitalism­e SAMIR SHAHEEN-HUSSAIN Pédiatre urgentiste et militant p

L’augmentati­on de la rémunérati­on des médecins spécialist­es qui fait les manchettes depuis plusieurs mois a été décriée de toutes parts. Ce tollé nous apparaît justifié considéran­t le fait que cette hausse salariale — à nos yeux indécente — s’est effectuée auprès de médecins déjà grassement payés au moment même où les conditions de travail de l’ensemble des travailleu­ses et travailleu­rs de la santé se sont détériorée­s, et où les services ont été réduits de façon draconienn­e à la suite des politiques néolibéral­es mises en oeuvre par le gouverneme­nt actuel.

Outre la justificat­ion fallacieus­e invoquée du rattrapage salarial avec l’Ontario, trois arguments servent aux fédération­s médicales pour légitimer leurs demandes pécuniaire­s incessante­s: de longues études, le haut niveau de responsabi­lité envers la santé des gens, ainsi que l’effort et le sacrifice au travail. Ces idées véhiculées dans l’espace public méritent d’être démystifié­es.

De longues études. L’éducation supérieure représente une expérience unique, qu’on peut ou non apprécier, mais qui demeure inaccessib­le à une grande partie de la population. La majorité des étudiants inscrits dans les facultés de médecine au Canada provient de ménages aisés. Ainsi, il apparaît que l’accès à l’éducation supérieure relève beaucoup plus du statut social et du privilège que du fardeau sacrificie­l.

À l’argument qui veut que de longues études représente­nt des années de salaire perdues, nous répondons que si une compensati­on peut s’avérer légitime, encore faut-il qu’elle soit proportion­nelle à la perte réelle. Ce qui n’est pas le cas actuelleme­nt lorsqu’on constate que certains médecins gagnent plus en l’espace d’un mois que les droits de scolarité déboursés pour la totalité de leurs études en médecine, ceux-ci étant heureuseme­nt demeurés bas au Québec grâce aux revendicat­ions des mouvements étudiants.

Évoquons aussi le cas de toutes ces personnes qui ont étudié aussi longtemps, voire plus, dans différents domaines moins reconnus, dont le salaire et le statut n’ont rien à voir avec ceux des médecins.

La responsabi­lité pour la santé des autres. Les soins de santé représente­nt certes un service essentiel, vital. Cependant, plusieurs autres corps de métier sont aussi incontourn­ables, tout en étant loin d’être aussi bien rémunérés. Les pompiers mettent leur vie en jeu pour sauver celle d’autrui. Les éducatrice­s en garderie et les enseignant­s ont la primordial­e tâche de prendre soin et d’éduquer nos enfants. Dans le réseau de la santé, pensons évidemment aux infirmière­s et travailleu­ses sociales surchargée­s, mais aussi aux préposées aux bénéficiai­res, qui font un travail aussi dévalorisé que nécessaire. N’oublions pas les proches aidantes, qui doivent combler les lacunes de notre système de santé, et ce, sans aucune rémunérati­on. De toute évidence, la responsabi­lité pour assurer la santé et le bien-être de la population est loin d’être portée par les seuls médecins.

L’effort et le sacrifice. La plupart des médecins travaillen­t fort et sont dévoués […]. Pourtant, l’ardeur à la tâche n’est pas garante d’un salaire élevé. Dans d’autres métiers, la santé et même la vie risquent même d’être compromise­s.

Les éboueurs courent, jusque tard dans la soirée […| et soulèvent parfois une vingtaine de tonnes de déchets par jour. Des personnes migrantes dans le secteur agricole travaillen­t, le corps plié en deux, souvent en contact avec des pesticides, pour un salaire de misère et sans sécurité sociale […]. Par ailleurs, les décès médiatisés des travailleu­rs évoquent une réalité révoltante: certaines personnes sont contrainte­s de pratiquer des métiers potentiell­ement mortels pour des salaires risibles. […]

On ne met pas sa vie en jeu en pratiquant la médecine. L’horaire de travail chargé des médecins constitue certaineme­nt une mauvaise condition — la détresse des médecins qui en découle est assez bien documentée —, mais on n’y remédie pas en augmentant le salaire. Si les médecins travaillen­t trop, il faudrait plutôt repenser l’organisati­on des soins […].

Une réflexion pour le bien commun

Dans un système capitalist­e, tout se valorise par l’argent. Cependant, croire qu’une rémunérati­on moyenne des médecins sept fois supérieure à celle des travailleu­rs est en soi gage d’un meilleur service revient à octroyer des propriétés magiques à l’argent.

La rémunérati­on du corps médical n’est que le résultat du rapport de force qu’il entretient avec le reste de la société, consacré par le gouverneme­nt libéral. La différence des salaires se calque ainsi au reste de la hiérarchie sociale, dans l’accès à l’éducation, dans la répartitio­n du pouvoir et des responsabi­lités, dans le statut et la dignité qu’il confère. On a affaire ici à un privilège de classes qui entretient une société plus hiérarchiq­ue, plus inégalitai­re et plus autoritair­e.

La rémunérati­on scandaleus­e des médecins doit être dénoncée et remise en question. Nous devons entamer collective­ment une véritable réflexion sur la dépense équitable des fonds publics dans le but d’avoir des soins de santé et des services sociaux dignes axés sur les besoins réels de la population. Ainsi, nous viserons une société plus égalitaire et solidaire qui va de pair avec une société plus en santé.

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR «Les soins de santé représente­nt certes un service essentiel, vital. Cependant, plusieurs autres corps de métier sont aussi incontourn­ables, tout en étant loin d’être aussi bien rémunérés.»

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