La fausse menace
Les débats sur les anglicismes et l’anglicisation m’ont toujours mis mal à l’aise. Au Québec, en France ou ailleurs, c’est toujours affreusement mêlé. Cela part habituellement de quelques anecdotes, que l’on généralise à outrance sur un ton alarmiste, pour conclure à l’anglicisation et à la décadence de la langue.
C’est donc avec beaucoup d’intérêt que j’ai pris connaissance des travaux de Shana Poplack, professeure à l’Université d’Ottawa, qui est l’une des rares linguistes ayant étudié les emprunts linguistiques sur une base scientifique. Les quelques études qui existent quant à l’écrit montrent qu’il n’y a pas de quoi fouetter un chat. Shana Poplack, qui s’est concentrée sur la langue orale, arrive aux mêmes conclusions.
J’ai donc interviewé Shana Poplack pour en savoir davantage. Elle a travaillé à partir d’un échantillonnage de conversations enregistrées comptant 3,5 millions de mots recueillis dans la région d’Ottawa, des deux côtés de la rivière des Outaouais, une région où le contact entre le français et l’anglais est particulièrement intense. C’est beaucoup de blabla: 3,5 millions de mots équivalant à environ 400 heures d’enregistrement.
En bonne sociolinguiste, elle a défini ce qu’elle mesurerait. Elle s’est concentrée sur deux processus: l’«alternance codique» (ou code-switching), qui porte sur une série de mots («Je ferais ça autrement, I guess »); et les «emprunts spontanés», qui excluent les emprunts établis (hockey, toast, snob, gang, ketchup).
En épluchant les données, il en ressort que l’emprunt représente moins de 1% des mots employés par les francophones. Et ces emprunts sont 1000 fois plus fréquents que les cas d’alternance.
Autre surprise: presque chaque fois, l’emprunt est francisé immédiatement sur le plan grammatical et syntaxique. On dira: «J’ai “dealé”», « Une grosse beach », « Payer les bills » (sans prononciation du s). Ce processus se fait spontanément chez tous les locuteurs, peu importe leur niveau d’instruction. De plus, la plupart des emprunts ne survivent pas. Seulement 7 % entrent dans l’usage oral ou écrit.
Cheval de Troie
Ces résultats m’ont complètement jeté en bas de ma chaise. Certes, ils confirment mes propres intuitions. Mais il s’agit de résultats scientifiques et ils contredisent totalement le discours alarmiste habituel.
Les découvertes de Shana Poplack ne remettent pas en question l’idée que l’assimilation existe, bien au contraire. Seulement, il est faux de croire que les anglicismes sont le cheval de Troie de l’assimilation.
«Considérez une langue qui a beaucoup emprunté, comme l’anglais, dit Shana Poplack. Un tiers du vocabulaire anglais de base est d’origine française. Est-ce que c’est moins de l’anglais? Est-ce que cela a causé une assimilation de masse ? Non », dit la chercheuse, qui a étudié une douzaine de paires de langues, telles que anglais-ukrainien, français-arabe et français-vietnamien.
«Ce qui mène à l’assimilation, c’est le fait de ne plus parler une langue. Parce qu’elle est marginalisée, parce qu’on en a honte, parce qu’on ne la juge pas utile. Ce ne sont pas les emprunts qui font l’assimilation. »
De l’anglicisme à l’anglicisation à l’assimilation, il n’y a qu’un pas que l’on franchit vite au Québec, où la langue a pris une charge politique très forte. Et c’est vrai, les anglicismes comportent un risque, mais pas celui que l’on croit.
L’oeuvre de l’Office québécois de la langue française (OQLF) dans la promotion du français comme langue commune demeure essentielle. L’OQLF n’a eu aucun mal à appuyer les conclusions de Shana Poplack en les publiant dans les annales de son colloque sur les anglicismes d’octobre 2016.
Mais quand je dis que le risque des anglicismes n’est pas celui que l’on croit, c’est que l’on se méprend sur le sens du travail terminologique de l’OQLF. Il vise à moderniser la langue et il vise à faire que le français du Québec, en contact avec l’anglais, ne s’écarte pas trop du tronc commun francophone pour dériver vers un créole. Il est là, le risque des anglicismes.
Cela dit, on exagère beaucoup l’idée de norme française, selon Shana Poplack. Elle s’étonne qu’il y ait si peu d’études sur le français tel qu’il se parle, particulièrement en France. On aurait sans doute des surprises.
Sans son laboratoire, Shana Poplack a plusieurs doctorants qui montent des corpus de données comparables. Cela permet plusieurs observations intéressantes: «Le Français en France est rempli de structures non standards. Leur français n’est donc pas plus pur qu’un autre. Bien des usages canadiens font partie du vernaculaire en France.»
«Si j’aurais su», «J’ai monté», la négative sans « ne », c’est là depuis le XVIe siècle. Même après cinq siècles de prescription, les locuteurs ne s’y conforment pas. Parce que les gens parlent la langue qu’ils ont toujours parlée. »