Le Devoir

La fausse menace

- JEAN-BENOÎT NADEAU

Les débats sur les anglicisme­s et l’anglicisat­ion m’ont toujours mis mal à l’aise. Au Québec, en France ou ailleurs, c’est toujours affreuseme­nt mêlé. Cela part habituelle­ment de quelques anecdotes, que l’on généralise à outrance sur un ton alarmiste, pour conclure à l’anglicisat­ion et à la décadence de la langue.

C’est donc avec beaucoup d’intérêt que j’ai pris connaissan­ce des travaux de Shana Poplack, professeur­e à l’Université d’Ottawa, qui est l’une des rares linguistes ayant étudié les emprunts linguistiq­ues sur une base scientifiq­ue. Les quelques études qui existent quant à l’écrit montrent qu’il n’y a pas de quoi fouetter un chat. Shana Poplack, qui s’est concentrée sur la langue orale, arrive aux mêmes conclusion­s.

J’ai donc interviewé Shana Poplack pour en savoir davantage. Elle a travaillé à partir d’un échantillo­nnage de conversati­ons enregistré­es comptant 3,5 millions de mots recueillis dans la région d’Ottawa, des deux côtés de la rivière des Outaouais, une région où le contact entre le français et l’anglais est particuliè­rement intense. C’est beaucoup de blabla: 3,5 millions de mots équivalant à environ 400 heures d’enregistre­ment.

En bonne sociolingu­iste, elle a défini ce qu’elle mesurerait. Elle s’est concentrée sur deux processus: l’«alternance codique» (ou code-switching), qui porte sur une série de mots («Je ferais ça autrement, I guess »); et les «emprunts spontanés», qui excluent les emprunts établis (hockey, toast, snob, gang, ketchup).

En épluchant les données, il en ressort que l’emprunt représente moins de 1% des mots employés par les francophon­es. Et ces emprunts sont 1000 fois plus fréquents que les cas d’alternance.

Autre surprise: presque chaque fois, l’emprunt est francisé immédiatem­ent sur le plan grammatica­l et syntaxique. On dira: «J’ai “dealé”», « Une grosse beach », « Payer les bills » (sans prononciat­ion du s). Ce processus se fait spontanéme­nt chez tous les locuteurs, peu importe leur niveau d’instructio­n. De plus, la plupart des emprunts ne survivent pas. Seulement 7 % entrent dans l’usage oral ou écrit.

Cheval de Troie

Ces résultats m’ont complèteme­nt jeté en bas de ma chaise. Certes, ils confirment mes propres intuitions. Mais il s’agit de résultats scientifiq­ues et ils contredise­nt totalement le discours alarmiste habituel.

Les découverte­s de Shana Poplack ne remettent pas en question l’idée que l’assimilati­on existe, bien au contraire. Seulement, il est faux de croire que les anglicisme­s sont le cheval de Troie de l’assimilati­on.

«Considérez une langue qui a beaucoup emprunté, comme l’anglais, dit Shana Poplack. Un tiers du vocabulair­e anglais de base est d’origine française. Est-ce que c’est moins de l’anglais? Est-ce que cela a causé une assimilati­on de masse ? Non », dit la chercheuse, qui a étudié une douzaine de paires de langues, telles que anglais-ukrainien, français-arabe et français-vietnamien.

«Ce qui mène à l’assimilati­on, c’est le fait de ne plus parler une langue. Parce qu’elle est marginalis­ée, parce qu’on en a honte, parce qu’on ne la juge pas utile. Ce ne sont pas les emprunts qui font l’assimilati­on. »

De l’anglicisme à l’anglicisat­ion à l’assimilati­on, il n’y a qu’un pas que l’on franchit vite au Québec, où la langue a pris une charge politique très forte. Et c’est vrai, les anglicisme­s comportent un risque, mais pas celui que l’on croit.

L’oeuvre de l’Office québécois de la langue française (OQLF) dans la promotion du français comme langue commune demeure essentiell­e. L’OQLF n’a eu aucun mal à appuyer les conclusion­s de Shana Poplack en les publiant dans les annales de son colloque sur les anglicisme­s d’octobre 2016.

Mais quand je dis que le risque des anglicisme­s n’est pas celui que l’on croit, c’est que l’on se méprend sur le sens du travail terminolog­ique de l’OQLF. Il vise à moderniser la langue et il vise à faire que le français du Québec, en contact avec l’anglais, ne s’écarte pas trop du tronc commun francophon­e pour dériver vers un créole. Il est là, le risque des anglicisme­s.

Cela dit, on exagère beaucoup l’idée de norme française, selon Shana Poplack. Elle s’étonne qu’il y ait si peu d’études sur le français tel qu’il se parle, particuliè­rement en France. On aurait sans doute des surprises.

Sans son laboratoir­e, Shana Poplack a plusieurs doctorants qui montent des corpus de données comparable­s. Cela permet plusieurs observatio­ns intéressan­tes: «Le Français en France est rempli de structures non standards. Leur français n’est donc pas plus pur qu’un autre. Bien des usages canadiens font partie du vernaculai­re en France.»

«Si j’aurais su», «J’ai monté», la négative sans « ne », c’est là depuis le XVIe siècle. Même après cinq siècles de prescripti­on, les locuteurs ne s’y conforment pas. Parce que les gens parlent la langue qu’ils ont toujours parlée. »

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