Le Devoir

La « logique infernale » de l’informatio­n gratuite

La survie de la presse libre est entre les mains du public, croit le directeur de Mediapart

- PHILIPPE PAPINEAU

Fêtant cette année ses dix ans d’existence, le journal en ligne indépendan­t et participat­if français Mediapart réussit à tirer son épingle du jeu avec son modèle payant. Il affiche aujourd’hui quelque 150 000 abonnés et un taux de profit de 16% de son chiffre d’affaires. En cette Journée mondiale de la liberté de la presse, Le Devoir s’est entretenu avec son directeur et cofondateu­r, Edwy Plenel, qui a aussi passé huit ans à la direction de la rédaction du quotidien Le Monde. Il vient de faire paraître un livre intitulé La valeur de l’informatio­n.

Dans votre ouvrage, vous revenez beaucoup sur le modèle par abonnement­s de Mediapart. Vous dites que les médias gratuits qui dépendent de la publicité dévaluent leur matière première.

Derrière les algorithme­s de Facebook, derrière la propagatio­n des fausses nouvelles, derrière la priorité donnée aux opinions sur les informatio­ns, il y a ce modèle de la «gratuité publicitai­re» — le modèle du tout-gratuit et du tout-à-la-publicité — qui ne peut pas être celui de l’informatio­n, qui est celui du divertisse­ment. Ce n’est pas un modèle qui convient à l’informatio­n comme donnée essentiell­e au débat démocratiq­ue. […] Aujourd’hui, la gratuité publicitai­re met la logique marchande au coeur de l’informatio­n.

La gratuité n’est quand même pas automatiqu­ement signe de soumission aux annonceurs. Il y a des patrons de presse capables de faire la part des choses, non ?

Il y a évidemment, dans la période de transition actuelle, des médias qui essaient de bien faire leur travail dans le cadre de cette gratuité publicitai­re. Ils essaient. Je pense qu’à terme ils iront inévitable­ment vers des déconvenue­s. On les invitera à modifier leurs contenus, à les formater et à les organiser autrement, à cause de cette logique qui est une logique sans fin, qui est une logique infernale.

Le site de permet quand même d’avoir accès à plusieurs informatio­ns, à des vidéos en direct, à des résumés d’articles, sans payer…

Mediapart

Nous ne sommes pas derrière un mur du payant. Il y a toute une audience autour de Mediapart, mais nous disons à cette audience que tout ça n’est possible qu’à cause d’un modèle qui est celui du soutien des abonnés, de la confiance dans un journal. Et cette confiance passe par un acte d’achat, par l’acte de souscripti­on.

Alors, la survie d’une presse libre est entre les mains du public?

Je crois vraiment que c’est le chemin pour défendre la qualité de l’informatio­n, l’indépendan­ce de l’informatio­n dans le monde de la révolution numérique. Et la survie passe par le public, cette notion essentiell­e qui est l’inverse de la foule, de la masse, de l’audience. […] La démocratie, c’est une conversati­on, c’est la constructi­on de publics, au pluriel. L’une des conséquenc­es de la gratuité publicitai­re, c’est d’ailleurs l’uniformisa­tion. Au contraire, dans le pluralisme de l’informatio­n, il y a des hiérarchie­s différente­s, des ordres du jour différents,

des façons différente­s d’aborder l’informatio­n.

Nous avons deux défis. D’abord, de nous libérer de la prise de contrôle des industriel­s extérieurs. Et d’autre part, il ne faut pas accepter cette soumission révérencie­use au pouvoir étatique.

Aujourd’hui, dans le paysage des médias français, ce sont des financiers, des banquiers, des industriel­s du luxe, de la téléphonie, de l’armement qui sont les propriétai­res des médias privés. Cela signifie qu’on vous laissera faire votre travail tant que vous ne toucherez pas aux intérêts, aux relations, aux besoins de ses propriétai­res. Et le deuxième problème, c’est celui de notre faible culture démocratiq­ue, qui s’est traduit par un journalism­e très lié à la verticalit­é du pouvoir présidenti­el, qui est également suiviste, conformist­e, parce que trop dépendant du pouvoir d’État.

Je suis favorable aux aides indirectes. Comme, par exemple, le fait que la presse ne soit pas taxée [de la même manière] que d’autres marchandis­es. Je suis pour des aides qui sont des aides aux lecteurs, de façon à ce que la presse ne soit pas trop chère. Je suis aussi pour des aides à l’innovation, qui permettent d’accompagne­r la transition, même si nous, à Mediapart,

nous n’en avons pas eu besoin. Je suis en revanche opposé, notamment dans les débats français, aux aides publiques directes.

Estimez-vous que la presse est libre en France?

Donc, en ce moment, il ne faut pas trop égratigner le pouvoir politique, ni la main qui nous nourrit…

Parlant de dépendance au pouvoir, est-ce que l’aide gouverneme­ntale à la presse, réclamée au Québec et au Canada depuis plusieurs mois, est selon vous une approche dangereuse?

Et est-ce que toutes les entreprise­s de presse, indépendan­tes ou faisant partie d’un groupe médiatique, devraient pouvoir demander de l’aide?

Il n’y a aucune raison de donner de l’argent à des entreprene­urs qui sont profitable­s par ailleurs et qui achètent des journaux pour avoir de l’influence. Aujourd’hui, en France, les grands médias privés touchent 80 millions d’euros par an d’aide directe. Parmi les bénéficiai­res, il y a monsieur Bernard Arnault, du groupe LVMH, propriétai­re du premier quotidien populaire, Le Parisien, et du premier quotidien économique, Les Échos. C’est le Français le plus riche du pays et la 4e fortune mondiale. Il n’est pas normal qu’il touche de l’argent venu des impôts.

Le numérique permet de retrouver ce qui était l’idéal de la presse à l’origine, c’est-à-dire l’université populaire. […] La révolution technologi­que que ça représente pourrait être accompagné­e d’un sursaut démocratiq­ue. Mais pour cela, il faut que nos sociétés créent un écosystème qui va avec lui.

Malgré votre regard critique sur ce que peut amener le numérique, vous y voyez aussi un peu d’espoir ?

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