Le Devoir

Les gouverneme­nts au Canada apprennent à mieux parler aux citoyens

Une meilleure prise en compte des biais cognitifs améliore l’efficacité des programmes

- ÉRIC DESROSIERS

L’effondreme­nt des marchés financiers, il y a dix ans, et la terrible crise économique qui s’en est suivie ont été perçus, par plusieurs, comme un brutal retour sur terre pour la science économique. Depuis, et bien que les vieilles habitudes soient tenaces, certains économiste­s se sont ouverts à d’autres théories, et des pouvoirs publics y ont trouvé de nouveaux moyens d’action. Dernier article d’une série de trois.

De pareilles situations n’arriveraie­nt jamais si les individus étaient les acteurs rationnels maximisant leur intérêt économique que prétendent les manuels de théories économique­s classiques. Plus des deux tiers des familles pauvres ayant le droit de recevoir jusqu’à 2000 $ en bons d’épargne pour les études postsecond­aires d’un enfant n’en font pas la demande.

«Quand on a vu cela, on s’est dit que ce n’était sûrement pas parce que les gens n’en voulaient pas. Ça devait avoir à voir, entre autres, avec notre manière de leur expliquer ou avec la façon dont ils devaient s’inscrire», raconte Mathieu Audet, chef du BIRD à Emploi et Développem­ent social Canada. Le BIRD, c’est pour Behavioral Insight Research and Design, l’équipe chargée d’améliorer l’efficacité des programmes de l’immense ministère fédéral de 20 000 employés à l’aide des principes de l’économie comporteme­ntale. «On était deux, mais on va bientôt être quatre, parce que nos choses fonctionne­nt bien. On obtient des améliorati­ons quantifiab­les. Ça ne coûte presque rien. Qu’est-ce que tu peux demander de plus?» dit l’économiste du Nouveau-Brunswick.

Une évolution tranquille

L’approche est récente dans les ministères. Elle part du principe que, loin d’être parfaiteme­nt rationnel, le raisonneme­nt humain souffre systématiq­uement de toutes sortes de biais cognitifs, comme une grande sensibilit­é aux normes sociales, une tendance à satisfaire ses envies immédiates au détriment de son intérêt à long terme et une résistance aux idées nouvelles. Elle cherche à structurer les choix qui se présentent aux individus de manière à contrecarr­er ces biais, voire à les aider à prendre les décisions qui sont dans leur meilleur intérêt, en recourant souvent à des dispositif­s appelés nudges en anglais, qu’on pourrait traduire par « coups de pouce ». « Les nudges n’ont aucun caractère contraigna­nt, précise un document fédéral. Placer des fruits à la hauteur des yeux est un bon exemple de nudge. Interdire la malbouffe en est un mauvais.»

Le Royaume-Uni a fait office de pionnier dans le domaine, avec de premières expérience­s en 2010. D’autres pays développés lui ont graduellem­ent emboîté le pas. L’Agence du revenu du Canada (ARC) a été la première à Ottawa, en 2014, suivie par le BIRD l’année suivante. Les

gouverneme­nts de l’Ontario et de la Colombie-Britanniqu­e se sont aussi donné de petites « nudge units ». Au Québec, Revenu Québec a commencé, il y a deux ans, à procéder à ses premières expérience­s visant surtout, pour le moment, à améliorer la clarté de ses communicat­ions écrites avec les contribuab­les. «C’est un enjeu important pour nous qui recevons 4,5 millions d’appels téléphoniq­ues de contribuab­les par année», explique son porte-parole, Stéphane Dion.

De petites victoires

Dans son projet sur les bons d’étude canadiens, le BIRD s’est d’abord assuré que la lettre envoyée aux familles admissible­s était claire avant d’en concevoir huit versions qui comprenaie­nt chacune un type de coup de pouce différent et qui ont été envoyées à huit groupes de 10 000 ménages chacun. On s’est rendu compte que, loin d’améliorer les choses, certains modèles de lettre faisaient moins bien que la version sans coup de pouce. Un autre test a été fait avec des versions améliorées des lettres. La version qui s’est finalement révélée la plus efficace et qui sera désormais

utilisée par le ministère augmente la proportion de ménages inscrits au programme d’un peu plus de trois points de pourcentag­e. «Ça peut paraître peu, mais ce sont des centaines de milliers de dollars qui iront dans les poches de familles qui en ont besoin plutôt que de rester dans les coffres d’Ottawa», dit Mathieu Audet.

À l’ARC, on est arrivé par le même procédé à améliorer de 30% la portée d’un crédit d’impôt remboursab­le de 1000$ à 1900$ auprès de certains travailleu­rs à faible revenu. On a eu beaucoup moins de succès, par contre, avec un autre projet qui visait à dissuader des groupes de contribuab­les particuliè­rement à risque de recourir à l’évitement fiscal. «L’approche de l’économie comporteme­ntale n’apparaît pas adaptée à ce genre de problème, note Mireille Éthier, responsabl­e de la petite équipe de trois personnes chargée de ces expérience­s à l’ARC. Les gens dont il est question n’ont probableme­nt pas besoin de communicat­ion plus claire et savent déjà très bien que ce qu’ils font n’est pas correct.»

Apprendre à mieux faire

Les quelques dizaines de fonctionna­ires qui explorent actuelleme­nt les possibilit­és de l’économie comporteme­ntale dans des ministères au Canada forment, avec quelques experts des université­s, une petite communauté où l’on partage ses projets en cours, ses bons coups et ses échecs. La prochaine étape, dit Mathieu Audet, serait d’introduire ce type de réflexion dès la conception des politiques. «Les programmes pourraient mieux rejoindre les population­s visées et atteindre leurs objectifs si l’on tenait mieux compte dès le départ des biais cognitifs que nous avons tous.» L’exemple qu’on donne souvent est l’inscriptio­n automatiqu­e des population­s admissible­s à un programme plutôt que de demander à chaque individu de s’inscrire luimême.

À l’ARC, on a carrément envoyé des chercheurs dans des refuges pour sans-abri pour mieux comprendre les obstacles qui les empêchaien­t de recevoir toute l’aide fiscale à laquelle ils avaient droit.

Jusqu’à présent, Mathieu Audet et son BIRD ont toujours été bien accueillis par les gestionnai­res de programmes, assure-til. Souvent, il arrive même qu’ils aient tellement aimé l’expérience qu’ils essaient ensuite de se doter de leur propre expertise en matière d’économie comporteme­ntale. «L’idée fait son chemin. »

 ?? MICHAËL MONNIER LE DEVOIR ?? L’ARC est arrivée à améliorer de 30% la portée d’un crédit d’impôt remboursab­le de 1000$ à 1900$ auprès de certains travailleu­rs à faible revenu.
MICHAËL MONNIER LE DEVOIR L’ARC est arrivée à améliorer de 30% la portée d’un crédit d’impôt remboursab­le de 1000$ à 1900$ auprès de certains travailleu­rs à faible revenu.

Newspapers in French

Newspapers from Canada