Le Devoir

Les enfants d’abord et seulement les enfants

De jeunes patients sont encore évacués du Nunavik sans leurs parents

- LISA-MARIE GERVAIS

Des enfants malades continuent d’être évacués en avion du Nunavik sans que leurs parents puissent les accompagne­r. Trois mois après que le ministre de la Santé eut annoncé des changement­s à cette pratique, la situation demeure identique, déplorent des urgentolog­ues et pédiatres.

Dans les deux dernières semaines, au moins trois enfants sont arrivés à l’urgence de l’Hôpital de Montréal pour enfants (HME) sans aucun accompagna­teur. «J’étais de garde pour deux semaines en avril et j’ai vu un enfant arriver sans ses parents. Je me suis dit: “Ça arrive encore? Je pensais que c’était fini, les transports sans les parents”», a raconté le chef des soins intensifs de l’hôpital, Saleem Razack.

Urgentolog­ue pédiatriqu­e au même hôpital, Anne-Marie Gosselin confirme qu’il y a eu encore de ces «malheureux épisodes» d’évacuation en solitaire dans les deux dernières se-

maines. « J’ai eu un cas EVAQ [Évacuation­s aéromédica­les du Québec] il y a une semaine et ça m’a heurtée, car l’enfant aurait particuliè­rement bénéficié d’avoir le soutien de sa famille vu qu’il allait avoir besoin d’une chirurgie importante. Il fallait le consenteme­nt des parents», explique-t-elle, disant l’avoir finalement obtenu par téléphone.

Mais cette pratique qualifiée de «barbare» par certains médecins n’est pas propre au Nunavik. Les enfants évacués des régions éloignées à bord de l’appareil Challenger, comme la Gaspésie ou l’Abitibi, le sont le plus souvent sans leurs parents. « À date, on n’a toujours pas eu de parent accompagna­nt son enfant, à moins que je n’aie pas été mise au courant. Il faudrait que le ministère nous sorte des données», a affirmé Laurence Alix-Séguin, pédiatre urgentolog­ue et formée en transport aéromédica­l d’urgence. Encore la semaine dernière, elle a reçu un enfant tout seul à l’urgence.

«Il a pleuré sans arrêt»

Il y a deux semaines, Ann Kelly n’a pas compris qu’on ne la laisse pas monter à bord de l’avion-hôpital pour accompagne­r son enfant, qui était évacué de Kuujjuaq. Âgé de 4 ans, il devait être opéré d’urgence pour une pièce d’un dollar coincée dans sa gorge. «Quand je lui ai demandé pourquoi, l’infirmière m’a dit que c’était la politique, que c’était comme ça depuis des décennies », raconte-t-elle dans un mélange de colère et de tristesse.

La mère raconte qu’on n’a pas hésité à lui rappeler que ces vols coûtaient des milliers de dollars. Un médecin lui aurait même fait comprendre qu’on lui faisait une faveur parce que ce n’était pas réellement une urgence. « Je sais qu’ils doivent donner la priorité à des situations beaucoup plus sévères, mais quand un enfant meurt dans un avion loin de ses parents, ça coûte combien ça?» lance-t-elle dans un cri du coeur.

Dans l’ambulance, une personne de l’équipe médicale lui aurait expliqué que c’était une question d’espace. Insistant pour installer son

enfant dans l’appareil, elle a finalement vu qu’il y avait plusieurs places. «J’ai vu. Ce n’était pas une question d’espace. »

On l’a invitée à sortir et son fils est parti sans elle. «Il a pleuré sans arrêt. Il était traumatisé. Encore aujourd’hui, il me rappelle que je l’ai laissé seul », dit Ann Kelly. « Crois-moi quand je te dis que je n’ai pas dormi de la nuit.» Elle n’a pu rejoindre son fils parti à 4h du matin que le lendemain soir, dans un vol commercial.

De leur côté, les médecins s’expliquent mal comment des enfants peuvent encore être envoyés seuls, après tout le battage médiatique et les engagement­s du ministre ces derniers mois. «L’équipe de transport est pleinement chevronnée pour les soins médicaux, mais l’intégratio­n de la présence familiale est probableme­nt moins intuitive, car ce n’est pas ce qu’on fait lorsqu’on travaille en milieu adulte», soutient la Dre Gosselin, qui a une vaste expérience en transport aéromédica­l pédiatriqu­e. «Visiblemen­t, ça ne semble toujours pas être intégré à l’esprit de l’équipe. »

Elle ne peut se prononcer sur le récent cas qu’elle a reçu à l’urgence, n’ayant pas vu l’avion qui a servi au transport, mais elle doute que ce fût une question d’espace. «Il me semble qu’il aurait été possible d’organiser ça facilement. »

La Dre Alix-Séguin est aussi de cet avis. «Ce n’est pas comme si on était très innovateur et qu’on était des pionniers. C’est quelque chose qui se fait déjà partout au Canada et ailleurs dans le monde », dit-elle. « Mais je conçois que ça puisse prendre une certaine préparatio­n de l’équipe.» Trois mois après les promesses de changement de politique, elle se demande ce qui a été fait comme démarche. « Nous, on veut collaborer avec EVAQ. On a offert notre soutien et notre expérience, mais je ne sais pas s’il y a eu des rencontres. »

Johanne Morel, directrice du programme de santé du Nord à l’Hôpital de Montréal pour enfants, voit des relents colonialis­tes dans cette pratique. «Ne trouvez-vous pas que ça ressemble à l’histoire des pensionnat­s? On va chercher l’enfant et on dit au parent qu’on n’a pas besoin de lui. C’est nous qui allons te dire de quoi ton enfant a besoin», déplore-t-elle. La pédiatre, qui a commencé à mener cette bataille dans les années 1990, se désole que rien n’ait encore changé. «Qu’est-ce que [le gouverneme­nt] va faire, c’est quoi son plan d’action? C’est quoi l’échéancier ? On n’est au courant de rien et il n’y a pas de suivi. »

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