Le Devoir

Faire du Saint-Laurent un sujet de droit

- YENNY VEGA CARDENAS Spécialist­e en droit des ressources en eau NATHALIA PARRA Vice-présidente du Centre juridique internatio­nal des droits de la Nature DANIEL TURP Professeur à la Faculté de droit de l’Université de Montréal

Dans un jugement audacieux, la Cour suprême de Colombie a déclaré que l’Amazonie colombienn­e était une personne non humaine. Cette décision répond à une action présentée le 29 janvier 2018 par un groupe de 25 enfants et jeunes de diverses municipali­tés de Colombie réclamant la protection de l’Amazonie de la déforestat­ion et de leurs propres droits fondamenta­ux à la vie, à l’eau et à un environnem­ent sain.

Ce statut de sujet de droit a été reconnu à ce «poumon du monde […] dans le but de protéger cet écosystème vital pour le futur global, de la même manière que la Cour constituti­onnelle a déclaré le fleuve Atrato […] comme entité “sujet de droit” titulaire du droit à la protection, à la conservati­on, à l’entretien et à la restaurati­on, sous la responsabi­lité de l’État et des entités territoria­les que l’intègrent». [Traduction libre]

Cette déclaratio­n garantit ainsi des droits à la nature et lui confère une personnali­té juridique, de la même manière qu’ont été reconnus des droits et une telle personnali­té à l’individu. Ce nouveau courant s’est imposé en Équateur, qui a introduit dans sa Constituti­on de 2008 les droits de la nature, comme l’ont également fait la Bolivie en adoptant en 2012 une loi sur les droits de la nature, la Nouvelle-Zélande qui a reconnu des droits au fleuve Whanganui en 2017 et l’Inde qui a emboîté le pas en mars 2017 concernant le fleuve Gange.

Il s’agit d’un mouvement qui vise à répondre aux problémati­ques environnem­entales comme les changement­s climatique­s, la décontamin­ation des rivières hautement polluées ainsi que la protection des régions d’une importance vitale pour les communauté­s.

Avec un tel changement de paradigme, l’homme n’est plus compris comme dominant la terre et les diverses espèces vivantes. Il est compris plutôt comme faisant partie de la nature. Une vision écocentris­te, s’appuyant notamment sur des savoirs traditionn­els autochtone­s et soulignant l’importance de respecter les droits autonomes des autres espèces et milieux de vie sur la Terre, tend ainsi à se substituer à l’approche anthropoce­ntriste qui a prévalu à ce jour.

L’effet boule de neige de cette nouvelle vision semble pénétrer d’autres pays, tels le Mexique, où les droits de la nature ont été insérés en janvier 2017 dans la Constituti­on de la ville de Mexico, le Brésil, où un regroupeme­nt de juges a adopté une déclaratio­n récemment à cet égard lors du Huitième Forum mondial de l’eau, mais aussi l’Afrique, qui cherche à faire reconnaîtr­e le fleuve Éthiopie comme sujet de droit, et l’Australie, qui semble se diriger vers la reconnaiss­ance du fleuve Margaret comme personne non humaine.

Au Québec

Le cadre juridique du Québec ne serait pas incompatib­le avec une telle vision. En effet, la Loi affirmant le caractère collectif des ressources en eau et favorisant une meilleure gouvernanc­e de l’eau et des milieux associés (Recueil des lois et règlements du Québec, RLRQ, c. C-6.2), prévoit que ces ressources en eau du Québec font partie du « patrimoine commun de la nation québécoise». La loi prévoit en outre que « [l]a protection, la restaurati­on, la mise en valeur et la gestion des ressources en eau sont d’intérêt général et concourent à l’objectif de développem­ent durable, tout en ajoutant qu’« [a] fin de favoriser l’accès public au fleuve Saint-Laurent et aux autres plans ou cours d’eau […], le ministre du Développem­ent durable, de l’Environnem­ent et des Parcs peut prendre des mesures à cette fin ». L’une de ces mesures de ne serait-elle pas de déclarer le fleuve Saint-Laurent comme sujet de droit et de personne non humaine ?

Cela serait d’autant plus justifié que le statut patrimonia­l des ressources en eau a dorénavant pour conséquenc­e qu’un préjudice autonome peut être causé à la ressource. En fait, l’article 8 de la loi introduit le concept de responsabi­lité sans faute lorsque des dommages sont causés aux ressources en eau. D’ailleurs, le procureur général peut, en applicatio­n de cet article, «au nom de l’État gardien des intérêts de la nation dans ces ressources, intenter contre l’auteur des dommages une action en réparation ». La loi reconnaît indirectem­ent dans ce même article les droits à la conservati­on, à la réparation et à la protection des ressources en eau. Plus encore, la loi, en instaurant le programme favorisant la restaurati­on et la création de milieux humides et hydriques, met en avant encore plus la protection de l’eau. Eu égard à ces développem­ents, une déclaratio­n élevant le fleuve SaintLaure­nt et ses affluents au statut de sujet de droit, ou de personne non humaine, n’irait pas à l’encontre du droit actuel, mais renforcera­it la préservati­on du grand réservoir hydrique qu’est ce grand fleuve.

En outre, il s’agirait d’un geste d’une symbolique incommensu­rable, étant donné qu’il ferait du Québec un État avant-gardiste emboîtant le pas à la Nouvelle-Zélande, à la Colombie, à l’Inde, à l’Équateur et à plusieurs autres États qui ont adopté des lois visant à reconnaîtr­e les droits de la nature ou sont maintenant disposés à le faire. En fait, bien que le Saint-Laurent a été désigné en 2017 comme «lieu historique» en vertu de la Loi sur le patrimoine culturel, élever son statut à celui de sujet de droit et de personne non humaine permettrai­t de lui assurer une mise en valeur en tant que milieu de vie.

Cette question sera d’ailleurs débattue dans le cadre de l’école d’été organisée conjointem­ent par l’Université de Montréal et l’Universida­d de Costa Rica du 7 au 25 mai 2018, et à laquelle prendront part les signataire­s du présent texte.

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PIERRE LAHOUD Une déclaratio­n élevant le fleuve Saint-Laurent et ses affluents au statut de sujet de droit, ou de personne non humaine, renforcera­it la préservati­on du grand réservoir hydrique qu’est ce grand fleuve.

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