Le Devoir

L’école, au bout du chemin

- AURÉLIE LANCTÔT

En janvier, mon amie Natacha s’est mise à collecter des vêtements chauds pour les élèves de sa classe d’accueil, car elle n’en pouvait plus de les voir grelotter dans la cour d’école. C’est bien, cette classe ? lui ai-je demandé lorsqu’elle est passée chez moi prendre un manteau. Soupir. Natacha n’a ni l’habitude de l’accueil ni même celle du primaire. Mais lorsqu’on lui a offert ce contrat, in extremis, quelques jours avant la rentrée, l’idée d’aider les petits à apprivoise­r leur nouveau monde lui semblait porteuse. Sauf que c’est dur, très dur.

Devant une demande inhabituel­le, on a ouvert la classe dans l’urgence, explique-t-elle. Tout manque. Les élèves traînent de lourds bagages, des traumatism­es en tous genres, ils cumulent d’importants retards scolaires. Et il y a l’hiver. On fait quoi, l’hiver, quand on arrive du Congo ou du Soudan et qu’on n’a ni argent ni statut? On espère avoir une enseignant­e qui voue ses temps libres à collecter des habits chauds…

Le 20 avril, plusieurs commission­s scolaires ont lancé un cri du coeur: les classes d’accueil débordent. Depuis l’été 2017, 2500 enfants ont intégré les écoles du Québec et la situation est critique. On a rivalisé d’imaginatio­n pour accueillir les élèves. On a loué des roulottes, aménagé des locaux et misé sur le dévouement des enseignant­s, mais il y a des limites aux miracles qu’on peut faire dans un réseau déjà fragilisé par le sous-financemen­t chronique. À la veille de la «saison des passages», il faut s’organiser. Mieux. Ça presse.

J’ai demandé à Natacha comment s’était terminé l’hiver dans sa classe. La vérité ? Une catastroph­e. On ne peut pas espérer qu’une enseignant­e larguée dans un vieux local de musique avec des élèves hébétés fasse des miracles. Ouvrir une classe, organiser un programme pédagogiqu­e, on ne fait pas ça à la va-vite. On doit pouvoir compter sur des ressources. La tâche est déjà immense. S’adapter au niveau disparate des élèves et aux arrivées continuell­es en cours d’année. Rassurer des enfants anxieux, apeurés ou agressifs, qui ne parlent pas assez français pour exprimer leurs besoins. Et, bien sûr, il y a la pauvreté. « Comme exercice d’écriture, je demandais aux enfants d’écrire ce qu’ils avaient mangé pour le déjeuner.» Trop souvent dans les petits cahiers, une phrase simple et triste : Ce matin, je n’ai rien mangé. «J’ai enseigné dans le Nord, en zone de guerre en Colombie. J’en ai vu d’autres. Mais l’accueil, dans ces conditions-là, j’ai failli y laisser ma santé », conclut Natacha.

Le portrait n’est pas aussi sombre partout. Lorsqu’on a ce qu’il faut, on fait des choses extraordin­aires. Vendredi dernier, j’ai visité la classe de Madame Josée, qui enseigne en accueil au primaire depuis vingt ans. Elle a créé pour ses petits une bulle accueillan­te et colorée, où l’on reçoit bien la visite. Un à un, les élèves se sont présentés à moi en se levant bien droit. Une occasion parfaite, après tout, d’exercer son français. Tous s’exprimaien­t avec aisance, mentionnan­t fièrement qu’ils parlaient «aussi» le russe, l’arabe, l’espagnol, le bengali… Il y a de quoi être fier, en effet.

Madame Josée souligne qu’en début d’année, son école avait ouvert quatre classes d’accueil, avant d’élargir à sept. Sept ! Vous tenez le coup ? C’est beaucoup, mais on était préparés. Et les ressources? C’est sûr qu’il pourrait y en avoir plus. Certes, gérer l’achalandag­e est un défi, mais pas le seul. Madame Josée constate qu’au fil du temps, la détresse des nouveaux arrivants s’est intensifié­e. Les parcours migratoire­s sont plus complexes, plus violents, et la pauvreté s’aggrave. Ce qui d’ailleurs coïncide avec l’appauvriss­ement général des élèves qui fréquenten­t cette école de l’est de Montréal.

Malgré tout, les enfants apprennent. Ils s’ouvrent au Québec et, doucement, plantent leurs petites racines. À travers l’école, c’est toute la famille qui finit par planter les siennes. Si l’école publique est un pilier fondamenta­l dans la vie d’une collectivi­té, elle l’est d’autant plus lorsqu’il est question d’intégrer ceux qui y posent leurs valises. Et justement, souligne Madame Josée, le rapport avec les parents est toujours, toujours, empreint d’un profond respect. «Ces gens qui quittent leur pays, leur travail, leur famille, leur maison, ils le font pour leurs enfants. Alors, crois-moi, ils prennent leur éducation au sérieux. »

Et que faut-il répondre à ceux qui disent que ces gens-là n’ont pas leur place ici ? « Venez passer une journée dans ma classe. Voyez comme ces enfants-là sont allumés, motivés, déterminés. Eux aussi, ce sont nos leaders de demain », lance Madame Josée avant que j’aie pu finir ma question. Elle ajoute, avec un grand sourire: «Et moi, pour avoir la chance de voir ça, je vous assure que j’ai le plus beau métier du monde. »

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