Le Devoir

Le bonheur fabriqué par Internet

- PIERRE DESJARDINS Philosophe

En réaction à la chronique de Pierre Trudel du 1er mai 2018 intitulée «Libertés en recul»

Peu à peu, l’humain tel que nous le connaissio­ns est en train de disparaîtr­e. Nous nous retrouvons en effet devant un être tout nouveau, un être sûr de lui et qui ne redoute plus rien. La peur, l’angoisse et l’incertitud­e de naguère ne font désormais plus partie de son paysage mental. Dans son nouvel univers fait de pixels, il vit désormais débarrassé des hydres du passé qui empestaien­t son esprit.

Grâce au numérique où tout se voit codifié en 0 et en 1, il se détache de ce qui était hier mystérieux. Tout est devenu simple: le monde est aujourd’hui divisé en plus et en moins, en vrai et en faux, en bon et en mauvais. Plus de place pour l’erreur ou l’hésitation.

Ce monde merveilleu­x n’est pas sans rappeler l’Hyperyràni­os platonicie­n, cet espace situé selon Platon au-delà du ciel et peuplé d’idées pures et parfaites.

Notons cependant qu’avec l’informatio­n numérisée, ce n’est pas tant la pureté de l’informatio­n qui importe que sa très grande quantité. En effet, c’est en permettant de traiter des quantités incroyable­s d’informatio­ns que le numérique se fait garant de la validité des résultats obtenus.

D’ailleurs, c’est à partir de ce principe simple que l’intelligen­ce artificiel­le est née. Vue par plusieurs comme une pensée magique, l’intelligen­ce artificiel­le n’est pourtant que la gérance algorithmi­que de millions d’informatio­ns.

Naïvement, certains perçoivent dans l’intelligen­ce artificiel­le le dépassemen­t de l’intelligen­ce humaine. Pour ceux-ci, notre cerveau ne serait plus à la hauteur de la situation. Aussi, il serait urgent de le transforme­r: c’est d’un humain augmenté que nous avons besoin, clament avec force les mordus de l’intelligen­ce artificiel­le!

La pensée et la réflexion dont nous étions autrefois si fiers frapperaie­nt donc ici un mur: celui de son incapacité à s’ajuster à l’utilitaris­me numérique ! Adieu à l’intuition, à l’émotion et à l’imaginaire. Il serait temps de donner notre place aux cyborgs !

Il faut dire que déjà notre cerveau ressemble de plus en plus à un ordinateur. C’est notamment Google, avec son processeur géant ultrarapid­e, son énorme disque dur et ses algorithme­s, qui nous a mis sur cette voie utilitaris­te.

Par exemple, grâce à Google, nous n’avons plus à lire de livres entiers. Seuls les passages à utiliser suffisent. Et, dès que ceux-ci apparaisse­nt à l’écran, ce serveur fidèle nous renvoie à une multitude de liens concoctés à partir de notre portrait personnel que lui procure sans trop que nous le sachions notre participat­ion incessante sur Internet.

Il ne s’agit pas non plus de débattre de n’importe quel sujet comme autrefois: il faut désormais accepter de débattre ceux commandité­s par les géants d’Internet et relayés ad nauseam par les grands médias d’informatio­n. Moins de liberté d’opinion peut-être, diront certains, mais tellement plus de plaisir et de facilité à participer…

Alors que l’on aurait pu s’attendre à une diversific­ation infinie des sujets à débattre, c’est tout le contraire qui se passe. Il faut comprendre que les géants d’Internet n’ont rien à cirer de nos opinions ou du sens critique ! Pour eux, seule la voie lucrative compte. Aussi, en centralisa­nt les débats sur les mêmes sujets, ils nous contrôlent plus facilement.

Malgré cela, dans le confort qu’Internet nous offre, il serait bien malvenu pour la plupart d’entre nous de dire que nous sommes menés par le bout du nez: nous préférons nous y voir comme des pros actifs. La censure n’a donc plus de raison d’être !

De toute façon, d’ores et déjà, nous avons perdu la capacité de jouir d’autre chose qu’Internet: devant nos écrans du matin au soir, nos sens se sont atrophiés. Disons-le: Internet suffit à toutes nos tâches. Il est notre ami, notre complice, pour ne pas dire notre nouvel opium !

Et se déconnecte­r de lui, même en vacances, devient pour nous impensable, car rien ne peut égaler le plaisir et la légèreté d’être qu’il procure. C’est en ce sens que nos selfies nous rassurent sans cesse: oui nous sommes bien là au milieu de millions d’autres internaute­s qui, comme nous, partagent ce bonheur sans faille!

Devant pareil bilan, on conviendra que la protection de la vie privée semble quelque chose de bien secondaire, pour ne pas dire de complèteme­nt archaïque… Car, peu importent les exigences de notre ami et super allié, elles sont déjà toutes acceptées d’avance…

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