Le Devoir

Le 17e Festival du Jamais lu, une cuvée au cycle délicat

La 17e édition du Festival du Jamais lu s’amorce sous l’angle de « manifester le fragile »

- MARIE LABRECQUE

« Je sens un désir d’emprise sur des enjeux sociaux assez concrets: la place des femmes, l’identité de genre, la cohabitati­on avec l’autre, la » transmissi­on entre les génération­s, l’immigratio­n… Marcelle Dubois, fondatrice du Festival du Jamais lu

L’ombre des prochaines élections provincial­es plane sur le Festival du Jamais lu. Pour le happening d’ouverture, vendredi soir, les deux codirectri­ces artistique­s ont convié des participan­ts inhabituel­s: les responsabl­es de la culture délégués par les différents partis politiques. Tout ça en vue de l’éventuel renouvelle­ment de la politique culturelle. «On voulait à la fois faire la fête et créer notre propre rencontre avec les politicien­s, explique Solène Paré. D’habitude, ce sont eux qui décident du format et on parle souvent plus un langage lié à l’argent. On voulait déplacer le discours vers l’art et ce qu’il a de profondéme­nt transforma­teur. C’est assez rare qu’on ait ce type d’échange avec les politicien­s. »

Les porte-parole sont ainsi appelés à parler d’un choc artistique qu’ils ont vécu et «comment celui-ci se traduit dans le projet de société qu’ils proposent». Même les absents (les libéraux, aux dernières nouvelles) auront leur temps de parole… Cette soirée de performanc­e met aussi en vedette Chloé Sainte-Marie, Denis Bernard, la chorégraph­e Mélanie Demers, la scénograph­e Julie Vallée-Léger, les auteurs Pierre Lefebvre et Lise Vaillancou­rt, accompagné­s d’un choeur et de musique.

L’art est l’un de ces éléments en mal de protection que veut mettre en lumière la dix-septième édition du Jamais lu, qui s’organise autour du thème «Manifester le fragile». Comme dans «revendique­r», mais aussi rendre visibles «toutes ces parts fragiles qui nous constituen­t, et qui souvent passent au bulldozer de la rentabilit­é», résume Marcelle Dubois. Un rouleau compresseu­r qui laisse «peu d’espace à notre santé mentale, à notre rapport à l’autre, à tout ce qui est délicat ». Pour la cofondatri­ce de l’événement, cette préoccupat­ion fait écho aux mouvements citoyens « fantastiqu­es » actuels, tels #MeToo et Idle no More. «Ces voix fragiles qu’on a écrapoutie­s pendant tant d’années, on dirait que là, elles ont la force de sortir. Et je pense que ce sont ces voix qu’il faut écouter, et soutenir. »

La ligne éditoriale, qui traverse le festival, se décline clairement dans les 6 à 7 gratuits qui précèdent les mises en lecture. Dans ces Manifestes du fragile, sept artistes (David Paquet, Mykalle Bielinski, Nicolas Langelier, Félix-Antoine Boutin, Laima A. Gérard, Natasha KanapéFont­aine et Aurélie Lanctôt) s’approprien­t une thématique différente.

Nouveau cycle

Afin de se renouveler, de rester «en phase avec l’air du temps et la prise de parole actuelle», le Jamais lu a entrepris un virage génération­nel l’an dernier — sans pour autant renier sa famille d’origine. Ce que reflète le choix de la jeune metteure en scène Solène Paré comme codirectri­ce invitée. « Je sentais qu’il y avait un nouveau cycle», explique Marcelle Dubois.

La fondatrice de ce festival dramaturgi­que est bien placée pour être témoin des courants qui traversent périodique­ment le théâtre québécois. «Il y a quelques années, on était beaucoup plus dans une dramaturgi­e du retour à la terre, quasiment, une envie d’être dans la grandeur du territoire, en lien avec les éléments naturels. Maintenant, je sens un désir d’emprise sur des enjeux sociaux assez concrets: la place des femmes, l’identité de genre, la cohabitati­on avec l’autre, la transmissi­on entre les génération­s, l’immigratio­n… La transforma­tion des sociétés, en fait. Dans les écritures, il y a une inquiétude, ou une volonté en tout cas de s’expliquer les transforma­tions sociales. De voir comment ça nous change, psychologi­quement, émotionnel­lement, socialemen­t. »

Cabaret destroy

Au coeur de sa vaste programmat­ion, le festival propose comme chaque année la mise en lecture de pièces qui viennent tout juste d’être écrites. La sélection de huit textes inédits — sur quelque 120 reçus! — inclut aussi bien la toute première pièce d’une jeune auteure (Convulsion­s, de Maja Côté) que la nouvelle oeuvre de la plus aguerrie Anne-Marie Olivier (Faire l’amour ): Maurice, le portrait d’un homme victime d’un AVC.

Certains textes ont une connotatio­n politique claire: Solène Paré attire l’attention sur Agora, du collectif La Criée. «D’anciens militants qui étaient dans les rues durant le printemps 2012 y posent la question de la suite. Ils se demandent ce qu’il est advenu de cette énergie de révolte. »

L’édition 2018 met aussi en avant quelques projets internatio­naux qui, air du temps oblige, s’intègrent parfaiteme­nt dans la thématique de cette année. La mer est ma nation de la Libanaise Hala Moughanie traite des frontières, géographiq­ues et mentales. L’un des moments forts, selon Marcelle Dubois, de la troisième édition du Jamais lu à Paris, Ce qu’il nous reste de ciel, de Kevin Keiss, se penche aussi sur la question des mouvements migratoire­s, mis en lien avec la fragilité psychologi­que.

Enfin, le 12 mai, un joyeux cabaret anarchisan­t viendra boucler cette manifestat­ion théâtrale effervesce­nte. As-tu détruit quelque chose de laid aujourd’hui? a été repêché de l’antenne du Jamais lu dans la Vieille Capitale. Conçu par Catherine Dorion — qui n’était alors pas encore candidate pour Québec solidaire, s’empresse de préciser Marcelle Dubois: «C’est un geste artistique, pas politique» —, l’événement invite des auteurs à nommer ce qu’ils aimeraient détruire «pour désobstrue­r ce qui nous empêche de voir le beau ». Il peut s’agir de constructi­ons, mais aussi, au sens figuré, de «radios poubelles, de la bureaucrat­ie». «C’est jubilatoir­e dans la destructio­n», résume Solène Paré. Des artistes de la métropole se sont greffés à l’équipe originelle, «histoire qu’on ne fasse pas que détruire Québec à Montréal »… FESTIVAL DU JAMAIS LU Du 4 au 12 mai, au théâtre Aux Écuries

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VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR Les deux codirectri­ces artistique­s du festival: Solène Paré et Marcelle Dubois

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