Le Devoir

Mai 68, un printemps de révolte.

Une année riche en bouleverse­ments, qui laisse place à plusieurs interpréta­tions

- JEAN-FRANÇOIS NADEAU

Notre dossier de la fin de semaine.

Au gré des commémorat­ions et des enjeux du présent, l’examen de ce qu’on a simplement baptisé « Mai 68 » n’en finit plus. De ces éclats de quelques mois, qui aurait pu croire qu’on en étudierait encore les facettes 50 ans plus tard?

Pour le sociologue Jean-Philippe Warren, peu de gens toutefois s’emploient à revoir de l’intérieur ce qui est survenu au cours de cette année tourmentée, au Québec comme à l’étranger. Selon le professeur Warren, «on réinterprè­te surtout selon les idéologies » qui traversent notre présent.

«Mai 68, c’est fondamenta­l, dit le professeur Warren. C’est le seul moment où ça marche, avec une grève générale et une visibilité énorme. Pour tout le monde, ça devient le point de référence.» Est-ce pour autant une réussite ? Oui, si on entend par là que le mouvement s’est répandu à toutes les classes populaires au point d’engendrer une paralysie générale du pays. Mais quelles sont les suites que l’on peut percevoir de ces actions? Là-dessus, tout le monde ne s’entend pas.

Il est vrai que cette année riche en bouleverse­ments est difficile à analyser et laisse place à plusieurs interpréta­tions, selon les lieux où s’enracinent les révoltes et les mouvements sociaux.

L’Acadie

Avec la grève générale et des barricades, les étudiants français n’ont pas le même impact sur les conscience­s que les avancées de leurs vis-à-vis allemands ou italiens. La répression soviétique du mouvement de libéralisa­tion en Tchécoslov­aquie n’est pas du même ordre que les manifestat­ions contre la guerre du Vietnam réprimées aux États-Unis. Et comment comparer la répression des étudiants au Japon avec celles dont sont victimes leurs vis-à-vis du Mexique ?

Si au Québec, en partie à l’exemple de la France, l’automne 1968 se révèle chaud, il se trouve déjà en Acadie, dès le mois de février, un mouvement social étudiant fringant. L’Acadie, l’Acadie?!?, un film de Pierre Perrault et Michel Brault, dont la diffusion sera empêchée, en témoigne.

Des pays ne sont pas touchés par cette vague. C’est le cas de l’Angleterre, pourtant le creuset d’une partie de l’esprit qui préside aux années 1960. «Ils inventent des modes, des codes pour la contestati­on, mais les Britanniqu­es laissent passer. Ils savent que jeunesse se passe. »

Comme dans toutes les révolution­s, on a prétendu bien vite que celle de Mai était téléguidée depuis l’étranger, au nom du communisme de Moscou. On a dit aussi qu’elle marquait un conflit de génération­s, ou à tout le moins un temps de renouveau porté par la volonté d’établir de nouveaux rapports de classes, au nom d’un changement de garde entre un ancien et un nouveau monde, sous l’impulsion de mouvements sociaux d’un nouveau type. Au fil du temps, l’analyse de ces événements protéiform­es varie beaucoup.

Mutation du capitalism­e

Ces dernières années, plusieurs ont soutenu l’idée que Mai 68 a accouché en vérité d’une simple mutation du capitalism­e. Dans le Nouvel esprit du capitalism­e, Luc Boltanski et Ève Chiapello présentent l’esprit Mai 68 comme une «critique artiste», fondée sur une idée de la liberté, de l’autonomie et de l’authentici­té de soi. Cet esprit de la création de soi, au nom d’un monde plus libre, aurait été transmis dans la suite des choses à l’univers de la publicité, des médias, de la finance, du spectacle, de l’univers d’Internet.

Bref, ce mai aurait dérivé jusqu’au capitalism­e d’aujourd’hui, toujours prêt à se revêtir des attributs de la liberté, voire de la révolution, comme si le moindre produit qualifié de «révolution­naire» avait un lien quelconque avec une volonté profonde de changer la vie. Au nom de la liberté totale de l’individu, la revendicat­ion de l’autonomie individuel­le va servir de marchepied à l’ascension d’un nouveau capitalism­e.

Ceux de 1968 qui, parmi les ouvriers notamment, proposaien­t une critique sociale au nom des exclus et des vaincus de l’ordre dominant se sont retrouvés à s’opposer à ceux dont les aspiration­s individuel­les consistaie­nt moins à changer le monde qu’à revoir comment en profiter à titre individuel.

De ce type d’interpréta­tion de Mai 68 a percolé un discours édifié à la gloire de la liberté de l’individu, comme dans Révolte consommée de Joseph Heath et Andrew Potter. L’ancien directeur de l’Institut d’études canadienne­s de McGill et son acolyte y soutiennen­t que la rébellion contre-culturelle à laquelle s’abreuve Mai 68 a finalement constitué un moteur parmi d’autres du libéralism­e économique.

« Il existe des analogies entre ces événements de 1968 et ceux du Québec en 2012: l’ouverture de la crise étudiante à une dimension plus large »

Jean-François Hamel, professeur de littératur­e à l’UQAM

« Mai 68 reste une référence importante pour qui entend montrer que les jeunes comme la société ne sont pas passifs »

Le sociologue Jean-Philippe Warren

Une confusion entre la nature oppressive de toute forme d’autorité et l’existence de règles indispensa­bles à la vie sociale a paradoxale­ment constitué le terreau de l’individual­isme libéral en lui permettant d’utiliser une critique de la société de masse contre les structures collective­s. Non seulement le courant favorisé par Mai 68 n’aurait rien changé au système capitalist­e, mais il aurait en fait charrié un nouveau type de conformism­e au sein de la société de consommati­on.

Pour Christophe­r Lasch, dès 1979, nombre de révolution­naires de ces années «embrassère­nt la cause du radicalism­e» non «parce qu’elle promettait des résultats pratiques, mais parce qu’elle constituai­t une nouvelle manière de dramatiser leur moi ».

Ce genre d’interpréta­tion est «le plus souvent porté par des penseurs plus à droite, observe Jean-Philippe Warren, mais pas seulement par eux».

«La thèse de Luc Boltanski, selon laquelle Mai a conduit à moderniser le capitalism­e, à le défaire d’un cadre rigide, bref à faire advenir un néocapital­isme libéral» est bien loin des préoccupat­ions de Jean-François Hamel, dit-il en entrevue. Professeur de littératur­e à l’UQAM, il vient de faire paraître en France, aux Éditions de Minuit, Nous sommes tous la pègre, les années 68 de Blanchot. Cet essai consacré à Maurice Blanchot, un des acteurs les plus radicaux de Mai 68, a reçu nombre de commentair­es élogieux.

«En tant que professeur à l’UQAM, j’étais aux premières loges du Printemps érable de 2012 puis de 2015. J’ai voulu m’expliquer une tradition anarchisan­te», dit Jean-François Hamel. Ce n’est pas du tout le sujet de son livre, qui invite plutôt à trouver un sens politique dans les événements mêmes de 1968, autour de cette avant-garde littéraire dans laquelle l’écrivain Blanchot joua un grand rôle.

Une prise de parole

«Il existe tout de même des analogies entre ces événements de 1968 et ceux du Québec en 2012, tient à préciser Hamel. Il y a en 2012 comme en 1968 l’ouverture de la crise étudiante à une dimension plus large. En quelque sorte, on trouve là une reprise ou une filiation avec 1968. Les étudiants québécois vont constituer un espace critique des médias et de l’informatio­n en investissa­nt la parole grâce à des tracs, à des slogans, à des formats de communicat­ion différents. On crée un nouvel espace de circulatio­n des idées, dans une volonté de prise de parole, comme en 1968.»

Les murs prennent la parole, comme on le dira à l’époque. «Dans cette volonté de renouveler la communicat­ion, les étudiants ne le savaient pas forcément, mais ils recréaient des procédés de 1968», estime le professeur de littératur­e.

D’une certaine façon, croit Jean-François Hamel, les butoirs de 2012 au Québec seront d’ailleurs les mêmes qu’en 1968. «Devant les mécanismes de la démocratie directe, il était très difficile pour les étudiants de faire comprendre le rôle des porte-parole. Pour affirmer quelque chose, ils devaient retourner en discuter en groupe. Il y avait au fond la même méfiance devant les délégation­s de la parole en 1968.» En 2012, on assiste à une réhabilita­tion d’une démocratie perdue, croit le professeur.

Selon Jean-Philippe Warren il est certain que, d’hier à aujourd’hui, « Mai 68 reste une référence importante pour qui entend montrer que les jeunes comme la société ne sont pas passifs ».

Faut-il pour autant commémorer Mai 68? En Europe, on a vu apparaître à cette occasion des slogans comme « Fuck mai 1968 : Fight Now ». Ce sens de l’engagement au nom des luttes sociales du présent reste peut-être le reflet le plus éclatant de l’héritage vivant de cette vague de contestati­ons d’il y a 50 ans. Pour plusieurs, Mai 68 n’était au fond qu’une étoile marquant la direction à suivre pour s’efforcer d’atteindre l’inaccessib­le idéal.

 ?? MICHEL PANSU ?? Photo tirée du livre Mai 68. L’envers du décor de Bruno Fuligni, publié chez Gründ
MICHEL PANSU Photo tirée du livre Mai 68. L’envers du décor de Bruno Fuligni, publié chez Gründ
 ?? ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Les leaders de Mai 68 haranguent des étudiants devant la gare Saint-Lazare à Paris, lors d’une manifestat­ion de solidarité avec les ouvriers en grève des usines Renault de Flins.
ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE Les leaders de Mai 68 haranguent des étudiants devant la gare Saint-Lazare à Paris, lors d’une manifestat­ion de solidarité avec les ouvriers en grève des usines Renault de Flins.

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