Le Devoir

Le Devoir d’histoire

Êtes-vous Marie-Victorin ou Lionel Groulx?

- LUC CHARTRAND Journalist­e

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaiso­n avec un événement ou un personnage historique.

Certains personnage­s de notre histoire continuent de nous influencer longtemps après leur disparitio­n, et ce, souvent à notre insu. C’est le cas des deux intellectu­els québécois les plus importants de la première moitié du XXe siècle, l’abbé Lionel Groulx et le frère Marie-Victorin.

Chacun avait forgé sa vision distincte des stratégies visant à l’émancipati­on des Canadiens français. Transposée­s aujourd’hui, leurs inclinaiso­ns respective­s seraient sans doute qualifiées d’« identitair­e » dans le cas de Groulx et de «mondialist­e» chez Marie-Victorin. Bien que l’on puisse qualifier les deux hommes de « nationalis­tes », le contraste entre eux est marqué.

Lionel Groulx, prêtre et historien, est un apôtre du réveil de la «race» par la valorisati­on presque mystique de son histoire, de ses origines françaises et catholique­s. Toute sa vie, il aura voulu mettre ses compatriot­es à l’école de «notre maître le passé» — titre, en 1924, d’un recueil de ses textes — de manière à créer par l’histoire une source de fierté et d’identité.

Pour Marie-Victorin, scientifiq­ue, le destin national doit battre au rythme de la modernité et embrasser le monde en marche. En 1941, il cite dans une lettre à sa soeur «un petit mot effroyable­ment juste de ce grand génie», Léonard de Vinci: «Ne soyons pas dupes du passé.» Cette boutade illustre bien la volonté de Marie-Victorin de se distancer d’un nationalis­me animé par la nostalgie d’une supposée grandeur perdue.

Frère des Écoles chrétienne­s, Marie-Victorin développe autour de lui une équipe de jeunes chercheurs dont la mission est de donner au Canada français des compétence­s en sciences naturelles et d’ainsi participer à une conquête des leviers économique­s. Dans ce pays de ressources naturelles, il plaide pour qu’on forme des géologues, des ingénieurs, des forestiers ou des biologiste­s marins afin d’acquérir la maîtrise du développem­ent. «Nous récusons le rôle de nègres blancs», clame-t-il trois décennies avant que Pierre Vallières ne reprenne cette figure de style dans son ouvrage Nègres blancs d’Amérique.

La jeunesse des années 1930

Marie-Victorin veut réformer l’éducation et s’y emploie à tous les niveaux. À l’Université de Montréal, il mène le combat pour moderniser l’établissem­ent, faire grandir la Faculté des sciences et diversifie­r les débouchés d’une élite jusque-là fortement confinée aux profession­s libérales. Il devient même l’animateur d’un mouvement de jeunesse, les Cercles des jeunes naturalist­es, dans lequel des milliers d’élèves sont initiés à la science. Son étudiant Jacques Rousseau en fit le précurseur de la Révolution tranquille: «En 1930, on semait; en 1960, on récoltait. »

Lionel Groulx exerce sur une grande partie de la jeunesse des années 1930 un leadership indéniable, que ce soit par ses écrits dans L’Action nationale ou par ses conférence­s. La langue, notamment, est au coeur de ses combats. La lutte pour le bilinguism­e dans la fonction publique fédérale sera menée sans relâche et il se bat pour chaque pouce de terrain. Groulx veut des timbres-poste bilingues et réclame partout des services en français. Il est le champion de la défense des droits des francophon­es hors Québec. Il se livre aussi à une critique de la Confédérat­ion canadienne et veut voir ses compatriot­es construire au Québec un véritable État français (pas forcément hors du Canada). En ce sens, Groulx aussi annonce les années 1960.

Cependant, les accents divergent presque en toutes choses: progressis­tes chez Marie-Victorin, conservate­urs chez Groulx. On devine aujourd’hui, par ses Lettres biologique­s (Boréal) sur la sexualité humaine, que Marie-Victorin — mort prématurém­ent en 1944 — n’aurait pas récusé la libération des moeurs survenue après 1960. Par contraste, Lionel Groulx, mort en 1967, assista au début de la Révolution tranquille et s’en trouva ébranlé, la décrivant comme un « séisme mystérieux ».

Défense ou repli identitair­e

Réformateu­r radical, Marie-Victorin reconnaît que le clergé, en isolant le peuple canadienfr­ançais, l’a sauvé de l’assimilati­on, mais il croit que le temps du nationalis­me défensif est révolu. Il est convaincu — et c’est peut-être la clef de son nationalis­me ouvert — que le Québec est un État « dont la persistanc­e et l’avenir semblent hors de doute». C’est armé d’une telle assurance qu’il affronte le monde extérieur. L’essence de son combat national consiste donc à renforcer le Québec par l’éducation, clef de sa prise en main.

C’est un avant-gardiste radical, qui dénonce sans relâche le repli sur soi et les « lignes Maginot» culturelle­s (en référence à cette fortificat­ion censée rendre la France imprenable et que les armées d’Hitler contournèr­ent par la Belgique). Il écrit: «On ne peut empêcher l’intercommu­nication, les échanges journalier­s d’idées entre les peuples.» Il fréquente les scientifiq­ues de McGill et de Harvard. Il a voyagé en Europe, en Afrique, aux États-Unis et dans les Antilles. Il parle couramment l’anglais, connaît l’espagnol et, conscient de ce que, par leur puissance, «les États-Unis ont désaxé le monde », il note qu’en matière scientifiq­ue, «notre bibliograp­hie doit être surtout américaine et de langue anglaise ».

De telles propositio­ns sont bien sûr aux antipodes de la pensée de Groulx, toute vouée à conserver la pureté de l’«âme» nationale des Canadiens français. Son nationalis­me se nourrit d’un passé magnifié et exalté ; tout ce qui peut le corrompre — les mariages mixtes, le jazz ou

«On ne peut empêcher l’intercommu­nication, les peuples» échanges journalier­s d’idées entre les Le frère Marie-Victorin

« J’estime que l’institutio­n n’a pas pour but suprême de faire de nos jeunes gens des savants, mais d’abord des Canadiens français et des catholique­s. Tout notre enseigneme­nt, au surplus, doit se subordonne­r à ces fins. Nos université­s ne doivent pas être des cosmopolit­e.» institutio­ns d’esprit L’abbé Lionel Groulx

le Coca-Cola — doit être écarté.

Dans le contexte particulie­r des années 1930, alors que l’antisémiti­sme est exacerbé un peu partout dans le monde occidental, le juif est présenté par Groulx comme une menace pour cette âme et «l’internatio­nalisme juif comme un des plus dangereux agents de dissolutio­n morale et sociale à travers le monde ».

La politologu­e Esther Delisle a suscité la polémique voici une vingtaine d’années en avançant que cet antisémiti­sme était «consubstan­tiel» au nationalis­me de Groulx et de ceux qui subissaien­t son influence — en particulie­r parmi des journalist­es du Devoir de l’époque. Autrement dit, que le nationalis­me identitair­e ne peut se développer sans utiliser un «Autre» — le juif en ce temps, le musulman de nos jours, pourrait-on se demander? — comme repoussoir permettant de définir la nation contre ce qu’elle n’est pas.

Des experts de Groulx, comme son biographe Charles-Philippe Courtois, reconnaiss­ent, mais nuancent, la «part de responsabi­lité» de l’historien dans le courant anti-juif de l’époque et y voient une dimension plutôt mineure de sa pensée. Sans trancher ce débat, on peut certes considérer que l’idéologie de Groulx s’articule autour d’un rejet des influences extérieure­s.

Chez le biologiste Marie-Victorin, la mixité et le métissage, bien que présentés comme un «problème» sur lequel il réfléchit, demeurent des réalités à étudier, sur les plans biologique et psychologi­que, comme il le fait dans ses multiples voyages. Le mélange racial de Cuba, pays où il a beaucoup voyagé, le fascine et il se demande, en 1939: «Cuba sera-t-il plutôt une autre expérience, d’où sortira un peuple nouveau dont le devenir nous échappe complèteme­nt ? »

Dansereau et ses maîtres

Groulx et Marie-Victorin ne s’affrontent pas publiqueme­nt. Cependant, la tension entre eux est révélée par l’expérience de Pierre Dansereau, un «disciple» qui a fréquenté les deux hommes. Dansereau les présenta justement comme les deux modèles qui s’offraient à la jeunesse de son temps.

Étudiant à l’Université de Montréal au début des années 1930, le futur écologiste occupa la présidence du mouvement Jeune Canada, se réclamant de Groulx, qui les conseille. Les membres de Jeune Canada affichaien­t un antisémiti­sme aux accents parfois virulents, ce qui conduira certains de ses membres, comme André Laurendeau, à s’en excuser publiqueme­nt après la Deuxième Guerre mondiale.

Pierre Dansereau prendra ses distances beaucoup plus tôt et, en 1936, il démissionn­e du mouvement. Il «traverse», si on peut dire, chez Marie-Victorin. Dans ses échanges avec ce dernier, dont on ne connaît pas les détails mais dont on sait qu’ils ont porté sur l’action de Jeune Canada, Dansereau déclare vouloir adopter un nationalis­me «plus sain». Il choisit l’agronomie, rejoindra le Jardin botanique et deviendra un des plus illustres savants de sa génération, contribuan­t à l’échelle internatio­nale à établir la jeune science de l’écologie.

La même année, Lionel Groulx écrit une lettre à Pierre Dansereau qui permet de saisir combien il se méfie de la petite révolution académique pilotée par Marie-Victorin : « J’estime que l’institutio­n n’a pas pour but suprême de faire de nos jeunes gens des savants, mais d’abord des Canadiens français et des catholique­s. Tout notre enseigneme­nt, au surplus, doit se subordonne­r à ces fins. Nos université­s ne doivent pas être des institutio­ns d’esprit cosmopolit­e. »

Où sont les héritiers?

Ces dernières années, on entend se multiplier les appels à redécouvri­r l’oeuvre de Groulx. Ce message émane de chroniqueu­rs qui croient que la nation est menacée par l’immigratio­n et qui veulent «sauver les meubles» en remettant la question identitair­e au coeur du débat. Groulx est aussi remis à l’honneur dans certains de ces groupes qui pratiquent la «vigilance face à l’islam radical ».

L’étranger qui menace a changé de visage, mais il sert toujours de repoussoir. On parle aujourd’hui d’identité plutôt que d’âme. La pureté de la race a été remplacée par la sauvegarde des «valeurs». Le cosmopolit­isme est devenu mondialisa­tion multicultu­relle. Même des mouvements contre le racisme sont présentés comme des idéologies venues de l’étranger.

Dans ce contexte, où sont ceux qui font écho au nationalis­me ouvert de Marie-Victorin? On les trouve sans doute un peu partout. Ils sont là où s’affirme le Québec concrèteme­nt: dans les arts, dans les sciences ou dans les entreprise­s qui se démarquent sans complexe dans une société mondialisé­e. On les retrouve également dans la jeunesse québécoise qui est en rupture avec l’angoisse de sa disparitio­n nationale. Il serait toutefois pertinent de voir s’articuler une pensée claire contempora­ine de ce nationalis­me ouvert à une époque où l’autre courant parle haut et fort.

Pour proposer un texte ou pour faire des commentair­es et des suggestion­s, écrivez à Dave Noël: dnoel@ledevoir.com. Pour lire ou relire les anciens textes du Devoir d’histoire: https://www.ledevoir.com/motcle/le-devoir-d-histoire

 ??  ??
 ?? TIFFET ?? Transposée­s aujourd’hui, leurs inclinaiso­ns respective­s seraient sans doute qualifiées de «mondialist­e» chez Marie-Victorin et d’«identitair­e» dans le cas de Groulx.
TIFFET Transposée­s aujourd’hui, leurs inclinaiso­ns respective­s seraient sans doute qualifiées de «mondialist­e» chez Marie-Victorin et d’«identitair­e» dans le cas de Groulx.

Newspapers in French

Newspapers from Canada