Le Devoir

Contrecoeu­r

Stupéfacti­on devant l’acquitteme­nt des accusés

- JEANNE CORRIVEAU

L’acquitteme­nt de Frank Zampino et de Paolo Catania prononcé mercredi a provoqué une certaine stupéfacti­on dans la population et chez les observateu­rs. Les deux hommes étaient accusés d’avoir fomenté un complot pour favoriser Constructi­on F. Catania pour la réalisatio­n du projet immobilier du Faubourg Contrecoeu­r. Ils ont été blanchis. Comment expliquer ce dénouement en queue de poisson ?

L’arrestatio­n de Frank Zampino, ex-numéro 2 de la Ville de Montréal, et de huit autres personnes en mai 2012 avait été qualifiée de «grand pas dans la lutte contre la corruption ». Les accusation­s de fraude et de complot — en plus d’abus de confiance pour Frank Zampino et Paolo Catania — étaient graves. C’était un important coup de filet pour l’Unité permanente anticorrup­tion (UPAC) créée un an plus tôt. « Pour nous, M. Zampino, c’est la tête dirigeante du stratagème. Il a utilisé son influence pour s’assurer que des données soient transmises à Constructi­on F. Catania et, dans une certaine mesure, il s’est assuré que des actions soient prises», avait expliqué le chef du service d’enquête sur la corruption de la SQ, l’inspecteur Denis Morin.

Six ans plus tard, dont deux ans de procès, Frank Zampino et cinq de ses coaccusés ont été acquittés sans équivoque par le juge Yvan Poulin. «Un verdict en matière criminelle doit reposer sur des faits tangibles et concrets plutôt que sur des possibilit­és, des probabilit­és ou des impression­s», a déclaré le juge dans sa décision étoffée qui fait 88 pages, réfutant, l’un après l’autre, les arguments de la Couronne.

Pourtant, l’enquête journalist­ique de 2008 sur le dossier du Faubourg Contrecoeu­r et les travaux de la commission Charbonnea­u avaient dévoilé les éléments d’une intrigue selon laquelle les protagonis­tes auraient manoeuvré pour permettre à Constructi­on F. Catania d’obtenir cet important contrat.

La commission Charbonnea­u révélait notamment que Constructi­on F. Catania aurait reçu des informatio­ns privilégié­es avant même l’appel de qualificat­ion et que son dirigeant, Paolo Catania, entretenai­t des liens d’amitié avec Frank Zampino, à qui il avait offert des cadeaux. S’appuyant sur les témoignage­s entendus par la commission, le rapport publié en novembre 2015 décrivait des faits troublants concernant les rencontres privées entre MM. Zampino et Catania, la vente du terrain malgré l’opposition de l’expert de la Ville, les coûts surévalués de décontamin­ation du terrain et le changement de statut de la Société d’habitation et de développem­ent de Montréal (SHDM) transformé­e en organisme privé.

Commission­s d’enquête et procès criminels

Sauf que les preuves pour démontrer ces allégation­s ont été jugées insuffisan­tes, voire inexistant­es, par le juge Yvan Poulin. Malgré les 600 documents déposés en preuve et la cinquantai­ne de témoins appelés à la barre par la Couronne, le juge a estimé que ces éléments ne démontraie­nt pas hors de tout doute raisonnabl­e la culpabilit­é des accusés.

Professeur­e à la Faculté de droit de l’Université de Montréal, Martine Valois souligne que les règles d’admissibil­ité de la preuve des commission­s d’enquête et des procès criminels sont totalement différente­s. Une commission d’enquête détaille le récit des faits selon une norme de preuve et la prépondéra­nce des probabilit­és, explique-t-elle. Dans un procès criminel, la poursuite doit faire la preuve hors de tout doute raisonnabl­e que l’accusé est coupable. Il lui faut démontrer l’intention criminelle.

« La commission devait dire : voilà ce qui s’est passé et voilà ce qu’il faut changer pour prévenir que des personnes, qu’elles aient des intentions criminelle­s ou non, refassent la même chose, explique-t-elle. Donc, l’angle d’approche et l’objectif sont complèteme­nt différents.»

Le juge Poulin a toutefois déterminé qu’aucun élément de preuve ne permettait de démontrer que l’aide financière pour le logement social et abordable était excessive, que le prix du terrain ne correspond­ait pas à sa valeur marchande, que les coûts de décontamin­ation avaient été malhonnête­ment gonflés ou que M. Zampino avait obtenu un avantage personnel substantie­l.

L’ensemble de ces observatio­ns a conduit le juge à acquitter tous les accusés.

À qui la faute?

Pour Rémy Trudel, professeur à l’École nationale d’administra­tion publique (ENAP), ce résultat démontre qu’il y a eu des lacunes sérieuses dans la gestion de ce dossier par le Directeur des poursuites criminelle­s et pénales (DPCP), qui a visiblemen­t mal évalué la qualité de sa preuve. Dans l’esprit de nombreux citoyens, le doute subsiste. «On ne sait s’ils sont coupables ou pas parce que la job a été mal faite, dit-il. Il n’y a pas de gagnant, ni pour les accusés ni pour les enquêteurs ou le système de justice. »

Il critique aussi la commission Charbonnea­u, qui a précédé le procès. L’enquête journalist­ique qui avait mis au jour le «scandale» du Faubourg Contrecoeu­r en 2008 a été transformé­e en « spectacle », soutient-il.

«La commission Charbonnea­u a créé un certain préjudice aux accusés parce que les informatio­ns journalist­iques ont été transformé­es en spectacle, dit M. Trudel. C’était délicieux. J’ai écouté ça. C’était présenté jour après jour en pleine télé avec de bons acteurs.» Mais la formule d’une commission d’enquête soulève plusieurs enjeux, selon lui.

«Ça nous pose une question de société: qu’est-ce que la présomptio­n d’innocence en 2018 ? Il y a eu la révolution de l’informatio­n et de la circulatio­n de l’informatio­n. On doit absolument entreprend­re une réflexion très poussée sur ce que signifie la présomptio­n d’innocence en 2018 et sur ce que ça devrait être. » Selon lui, la commission Charbonnea­u aurait dû tenir ses travaux à huis clos.

Martine Valois croit que les commission­s peuvent permettre de cerner des stratagème­s et d’y remédier. «La population veut voir des gens en prison, mais de mon point de vue, la lutte contre la corruption, ce n’est pas par des procès criminels qu’on va la faire.» D’autant, rappelle-t-elle, que les crimes économique­s sont des infraction­s très difficiles à prouver car leurs auteurs laissent peu ou pas de traces.

Les recommanda­tions d’une commission d’enquête, comme celle présidée par France Charbonnea­u, incitent les autorités à mettre en place des mécanismes de contrôle qui peuvent contrer les malversati­ons. Mme Valois cite la création de l’Autorité des marchés publics chargée de surveiller la compositio­n des comités de sélection et l’administra­tion de l’octroi des contrats publics. «Quand on sait qu’on est surveillés, on est plus gênés d’agir contre la loi », note-t-elle.

La Couronne pourrait porter en appel la décision rendue mercredi. Mais l’acquitteme­nt des accusés risque d’augmenter la pression sur l’UPAC et le DPCP, et d’autres procès sont en cours, dont celui de Nathalie Normandeau et de Marc-Yvan Côté, souligne Mme Valois. Elle craint que les deux organisati­ons se sentent contrainte­s d’agir plus rapidement dans les autres dossiers : « Ça peut être contre-productif. »

« La population veut voir des gens en prison, mais de mon point de vue, la lutte contre la corruption, ce n’est pas par des procès » criminels qu’on va la faire Martine Valois, professeur­e à la Faculté de droit de l’Université de Montréal

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PHOTOS JACQUES NADEAU LE DEVOIR Deux ans et demi après le rapport final de la commission Charbonnea­u, l’acquitteme­nt des coaccusés dans l’affaire Contrecoeu­r, dont Paolo Catania (cidessus) et Frank Zampino (ci-dessous), accusés de fraude, de corruption et d’abus de confiance, a été...
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