La naissance d’un « peuple adolescent »
Mai 68 sera l’amorce de changements sociaux plus que politiques
«La jeunesse étouffait!» lance un Daniel Cohn-Bendit en colère. Et le général de Gaulle de lui répondre calmement: «Vous me faites rigoler avec votre bourgeoisie. Ce n’est pas moi, c’est vous qu’elle adore! Vous avez su “libérer” ces pauvres enfants gâtés qui s’ennuyaient tant. »
Évidemment, ce dialogue n’a jamais eu lieu puisque le leader de 68 et le libérateur de 44 ne se sont jamais rencontrés. Imaginé par la journaliste Christine Clerc à partir d’interviews et de déclarations réelles, ce texte sera joué dans quelques jours sur la petite scène du Théâtre 14 à Paris. Tiré d’un livre intitulé Le tombeur du général (Allary), il montre que l’unanimité n’est pas faite sur le bilan de ce printemps qui commença le 3 mai par l’occupation de la Sorbonne et s’acheva le 16 juin par son évacuation.
Alors que Danny le Rouge dit «n’avoir rien de neuf à ajouter», dans Le Nouveau Magazine littéraire, Raphaël Glucksmann magnifie à nouveau «ce moment de chaos où la marche du monde fit une pause pour laisser libre cours aux rêves les plus fous ».
À l’opposé, dans une conférence du Figaro, l’ancien conseiller de Nicolas Sarkozy Patrick Buisson ne dénonçait rien de moins qu’un « moment paroxystique du processus de destruction du sens qu’est la modernité». Dans cette guerre de tranchées, quelques rares chercheurs comme le sociologue Jean-Pierre Le Goff tentent de décrypter ce qui se passait dans la tête des adolescents de cette époque.
Le mythe 68
«Le problème, dit-il, c’est qu’on lit Mai 68 à partir des interprétations qu’en ont faites les soixante-huitards qui, après avoir été révolutionnaires dans leur jeunesse, se sont reconvertis dans les médias ou à l’université à partir des années 1980. Ça, c’est la belle histoire racontée aux enfants par les vainqueurs. Ça n’a rien à voir avec la réalité ! »
Il suffit en effet de demander à un jeune ce qu’il retient de Mai 68 pour qu’il vous parle du mouvement féministe, de l’écologie et de l’antiracisme. Or, dit Le Goff, si le féminisme existait en mai 1968, il était très minoritaire. Sur les photos de l’époque, les filles sont sur épaules de leur copain et il n’y a pas de femme leader. S’ils critiquent la société de consommation, les émeutiers ont abattu plus d’une centaine d’arbres pour faire des barricades, ce qui n’a rien de très écologiste. Quant aux étrangers, on s’y intéresse en tant que travailleurs immigrés. On est loin du mot d’ordre «Black, Blanc, Beur» qui ne viendra que dans les années 1990.
Vingt ans après avoir écrit Mai 1968, l’héritage impossible (La Découverte), qui lui a valu d’être excommunié par la gauche sans être adoubé par la droite, Jean-Pierre Le Goff a senti le besoin de raconter cette jeunesse d’après la guerre qui fera Mai 68 (La France d’hier, Stock). Ces jeunes, ditil, sont nés entre deux mondes, celui de la France traditionnelle qui se modernisait à toute vitesse et celui de la société des loisirs et de l’information dans laquelle ils allaient basculer.
«Ces jeunes ont été élevés dans une filiation historique qui reliait encore les générations à un très long passé. Ils avaient connu le catholicisme avec son dolorisme et son catéchisme doctrinaire. Ils avaient étudié les humanités avec cette image de la France ancestrale, terre des lettres et des arts. Mais, en même temps, les voilà qui entraient dans une société inédite de consommation, de loisir et de mass media. Pour la première fois, le progrès se concrétisait par des objets qui pénétraient dans la vie quotidienne: la voiture, la télévision et le transistor. Cette jeunesse était totalement séduite. Le bonheur était à portée de main. Elle voulait tout de suite! D’autant plus que la culture rock, celle de l’hédonisme et de la Beat Generation, l’incitait à profiter de la vie maintenant.»
Un lac d’impatience
Ce nouvel esprit entre alors en collision frontale avec le pouvoir, qui tente tant bien que mal de faire la synthèse entre une nécessaire modernisation de la France et un héritage historique où tout n’est pas à bazarder. Mai 68 est «un lac d’impatience qui ne pouvait que déborder», écrit Jean-Christophe Bailly (Un arbre en mai, Seuil). Personne n’a vu venir cette génération adolescente qui fait irruption pour la première fois sur la scène de l’histoire.
« L’adolescence est normalement une période de passage de l’enfance à l’âge adulte, dit Le Goff. Elle était auparavant beaucoup plus courte. Avec la démocratisation et la massification du secondaire et de l’université, ce qui ne concernait qu’une minorité s’élargit. Et l’adolescence, normalement transitoire et qui finit par rencontrer l’épreuve du réel à un moment donné, va se prolonger. Avec le rock et la culture jeune va se former ce que Paul Yonnet appelait un “peuple adolescent”. »
Avant d’être féministe, écologiste ou antiraciste, Mai 68 va donc porter la marque de cette adolescence. «Interdit d’interdire», «Je prends mes désirs pour des réalités», «Jouir sans entrave», tous ces mots d’ordre sont totalement adolescents, dit le chercheur. Certains en auront d’ailleurs l’intuition. Le sociologue Edgar Morin parle d’un «1789 socio-juvénile». Raymond Aron évoque une «révolution introuvable» et un «marathon de palabres». «Pure logorrhée […] dont la trop évidente réalité sera reprise par les slogans de la publicité», écrira plus tard le Québécois Pierre Vadeboncoeur.
Rien de surprenant qu’à Matignon, où l’on veut éviter à tout prix qu’il y ait des morts, on ne comprit rien à cette jeunesse dorée qui érigeait des barricades comme si elle se rejouait 1848. Pompidou fera tout pour canaliser le mouvement vers des négociations avec les syndicats qui, eux, ont des revendications. Après six semaines de défoulement, cette jeunesse s’arrêtera subitement pour partir en vacances. Il suffira pour cela à De Gaulle de disparaître pendant 48 heures et de laisser planer le doute sur sa démission.
Si elle ne change rien au pouvoir politique, cette culture adolescente va devenir un modèle social et connaîtra un destin extraordinaire en 1980, quand François Mitterrand arrive au pouvoir, dit Le Goff. «Avec la fin des idéologies et l’échec des utopies politiques, les soixante-huitards vont se reconvertir. L’extrême gauche s’est cassé la gueule dans les années 1970. Les utopies politiques ne font plus rêver. Le gauchisme culturel va servir de substitut. La question sociale va devenir secondaire au profit des questions culturelles, d’identité et de moeurs.» Laurent Joffrin parle alors de «génération morale». C’est l’époque de We Are the World. Il s’agit de fabriquer un homme nouveau, sans révolution.
Au passage, la gauche s’éloignera progressivement des classes populaires que l’on caricature en «beaufs». C’est cela, pour Jean-Pierre Le Goff, l’héritage impossible de Mai 68. On ne peut pas penser que le monde a commencé en 1968, dit-il. «Le monde d’avant était peut-être dur, mais il n’était pas inhumain, contrairement à ce qu’ont raconté les soixante-huitards. Il avait même des aspects intéressants, notamment dans l’éducation des enfants qui avaient un grand sentiment de liberté et d’insouciance. Aujourd’hui, ils sont au centre, mais on fait peser sur leurs épaules une responsabilité insoutenable.»
Dans la pièce de Christine Clerc, de Gaulle prédit à Cohn-Bendit qu’il deviendra animateur de Club Med ou commentateur de foot (il vient justement d’écrire un livre le sujet). «Ça me plairait», répond celui-ci. Et de Gaulle de conclure: «Vous vous en tirerez toujours […]. C’est pour les autres que je m’inquiète : ces jeunes que vous avez enivrés d’illusions et qui retrouveront bientôt leur chaîne de montage ou leurs cours de sociologie… Ils avaient besoin d’un grand projet, vous ne leur avez donné qu’une récréation… »
«Ces jeunes avaient besoin d’un grand projet, vous ne leur avez donné qu’une récréation »
Le général de Gaulle, dans un dialogue imaginé par la journaliste Christine Clerc à partir d’interviews et de déclarations réelles