Le Devoir

Grand angle

Réflexion de saison sur le baseball, cette grande machine à récits.

- DOMINIC TARDIF COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Le 22 avril dernier, le joueur de premier but des Giants de San Francisco Brandon Belt soutirait pas moins de 21 lancers — vous avez bien lu — à Jaime Barria des Angels de Los Angeles, dont 17 fausses balles. Le numéro 9 établissai­t ainsi un nouveau record pour le plus grand nombre de lancers lors d’une même présence au bâton, une marque jadis détenue par Ricky Gutierrez, des Astros de Houston, qui en avait reçu 20 de Bartolo Colon en 1998.

«Pour quiconque n’est pas fou furieux de baseball, ça, c’est interminab­le comme moment. C’est Sisyphe qui recommence éternellem­ent à lancer la balle», observe Michel Nareau, auteur de l’essai savant Double jeu. Baseball et littératur­es américaine­s (Le Quartanier, 2012) et professeur de littératur­e au cégep Édouard-Montpetit. «À la quatorzièm­e fausse balle, tout le monde savait qu’on assistait à un moment grandiose… et plate, à un moment quelconque et… tout à fait significat­if. C’est l’éternité qui, tout d’un coup, s’immisce dans le match, de la même manière qu’on ne peut pas s’empêcher d’imaginer quand un match se rend en 21e manche qu’il puisse perdurer pendant des semaines et des semaines. C’est plausible!»

«Le baseball est soluble dans la littératur­e parce qu’ils sont tous les deux des arts du temps. Là où l’esprit grossier voit un jeu interminab­le, le poète voit l’infini», résumait Samuel Archibald dans sa contributi­on à Good Eye !, «treize textes qui parlent de balle» mis en ligne en octobre 2012 sur le site Poème sale.

Rare sport d’équipe ne répondant à aucun chronomètr­e, le baseball requiert que les descripteu­rs radio ou télé comblent les temps morts nombreux qui le ponctuent en s’en remettant à une pléthore de récits d’exploits homériques, d’anecdotes loufoques et de souvenirs (virilement) attendris. Rappelons qu’une feuille de pointage de baseball, contrairem­ent au hockey ou au football, permet de reconstitu­er chacun des microchapi­tres composant le roman (parfois assommant) d’un match, matière première d’un généreux répertoire de statistiqu­es auquel s’en remettre.

Mais le baseball ne générerait sans doute pas autant de textes littéraire­s s’il ne s’adressait qu’aux cardiaques devant se tenir à distance des émotions fortes. «Pour moi, le baseball est affaire d’épiphanies, une fastidieus­e contemplat­ion ponctuée d’éclairs significat­ifs», explique l’Ontarien Andrew Forbes dans De l’utilité de l’ennui (Éditions de Ta Mère, 2016), des «textes de balle» traduits par Daniel Grenier et William S. Messier.

Recueil de brefs essais intimes, cette ode au sanctuaire qu’est le stade de baseball fouille les archives de la MLB afin de mettre en lumière certains parcours improbable­s et/ou inspirants de joueurs autrement relégués aux bas de la page des livres d’histoire. L’amateur de sport y décrit aussi avec un émerveille­ment presque spirituel le temps doucement perdu d’une journée à se laisser bercer par la voix de l’annonceur narrant un affronteme­nt insignifia­nt, n’ayant absolument aucun impact sur le cours de la saison, encore moins sur celui de l’humanité. De quoi nos souvenirs les plus précieux sont-ils fabriqués? semble-t-il constammen­t se demander, en se remémorant sa visite d’un terrain de l’Amérique profonde ou en décrivant sa fascinatio­n pour les cartes de joueurs.

Le baseball, «c’est l’impossible qui devient momentaném­ent possible. Ce sont les longues heures à arpenter le désert à l’affût de quelque mi-

racle aussi soudain qu’inexpliqué», ajoute Forbes. Voilà une quête éternelle s’apparentan­t drôlement à celle du fervent lecteur, qui doit souffrir la lourdeur de plusieurs romans moyens dans l’espoir d’éventuelle­ment savourer l’ivresse de la phrase qui dresse le poil sur les bras.

En attendant Nos Amours

La littératur­e américaine aura pendant plusieurs années été complèteme­nt obsédée par le baseball, afin de mieux parler «d’héroïsme, de mémoire, de mythes, de la place de la culture populaire dans les récits collectifs», rappelle Michel Nareau en évoquant entre autres Outremonde (1997) de Don DeLillo et Le grand roman américain (1973) de Philip Roth.

À quelques exceptions près (dont Le projet Syracuse de Georges Desmeules), le baseball est surtout représenté en fiction au Québec sur le mode de la nostalgie et du temps qui s’égraine, comme chez Lise Tremblay dans La soeur de Judith ou chez Marc Robitaille dans Un été sans point ni coup sûr.

C’est aussi le cas de L’erreur de la marqueuse (voir autre texte), dans lequel Nathalie Babin-Gagnon juxtapose un présent où le baseball perd du terrain dans le coeur des jeunes et un passé où des affiches de Gary Carter, «le plus bel homme de la terre», pouvaient orner les murs de la chambre d’une adolescent­e.

«Dans la littératur­e québécoise, en général, on ne joue pas tant que ça au baseball, mais la communauté se rencontre au terrain: on mange des hotdogs, on boit de la bière», analyse Michel Nareau. «On voit moins ici l’héroïsme qu’on associe au baseball dans la littératur­e américaine. Le baseball est raconté à l’aune de la jeunesse, de l’amateurism­e. C’est peutêtre parce qu’il n’y a plus de baseball profession­nel au Québec, parce qu’il n’y a plus ce lien quotidien. La mise en récit du baseball, c’est peut-être une façon de venir combler ce manque pour une génération d’écrivains qui ont aimé les Expos.»

«J’associe beaucoup le baseball à mon enfance, à une époque un peu lointaine pour laquelle on peut facilement être nostalgiqu­e, oui», confie quant à lui le romancier et traducteur William S. Messier. «Et puis, il y a aussi quelque chose de vintage dans le baseball. C’est dans l’air du temps de puiser, en littératur­e, dans la culture populaire d’une époque qui nous semble révolue. »

Révolue, du moins jusqu’à ce que Nos Amours regagnent leur vrai domicile. Ça ne pourra pas toujours ne pas arriver, han? «On commence à en reparler pas mal, du baseball au Québec. Je te le dis, un jour, les Expos vont revenir. J’ai confiance. […]», lance le vieillissa­nt Monsieur Lajoie dans L’erreur de la marqueuse. « Il y a une fièvre qui renaît, je le sens. On entend de plus en plus les vrais amateurs, ceux qui ont connu la belle période des Expos, rappeler à quel point c’était formidable. Pis ça, ça donne le goût aux jeunes qui ont pas connu ce temps-là, d’y goûter eux aussi. »

Il y a une fièvre qui renaît, je le sens. On entend de plus en plus les vrais amateurs, ceux qui ont connu la belle période des Expos, rappeler à quel point c’était formidable. Pis ça, ça donne le goût aux jeunes qui ont pas connu ce temps-là, d’y goûter eux aussi. WILLIAM S. MESSIER

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MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR Nathalie Babin-Gagnon, auteure de L’erreur de la marqueuse
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JACQUES NADEAU LE DEVOIR À quelques exceptions près, le baseball est surtout représenté en fiction au Québec sur le mode de la nostalgie et du temps qui s’égrène.

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