Le Devoir

Arts visuels

L’artiste indo-britanniqu­e Bharti Kher a fait du bindi son matériau de prédilecti­on

- JÉRÔME DELGADO COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Des points, il y en a à la tonne dans la nouvelle exposition de la fondation DHC/ART. Des points rouges, noirs, bleus, de toutes les couleurs en fait. Alignés ou superposés, rarement isolés, ils sont petits, ou gros, voire monumentau­x, comme ceux qui recouvrent les fenêtres du bâtiment donnant sur la rue Saint-Sacrement.

L’exposition consacrée à l’artiste britanniqu­e exilée en Inde, Bharti Kher, ne s’intitule pas pour rien Points de départ, points qui lient. C’est que Kher a fait du point, et plus précisémen­t du bindi, son matériau et son sujet de prédilecti­on. Sur les 36 oeuvres réunies dans les deux édifices de la DHC, à peine une dizaine n’en ont pas, de bindis.

Le bindi ? Ce mot dérivé du sanskrit, signifiant point ou goutte, désigne le symbole à base de poudre de curcuma que les Indiennes (et parfois les Indiens) tracent sur leur front. Le rituel a plus d’un sens, entre l’affirmatio­n d’un état social (le mariage) et l’affiliatio­n à une croyance spirituell­e (le troisième oeil).

Issu d’une vieille coutume dans ce pays aux multiples religions, le bindi d’aujourd’hui n’est plus seulement maquillage. Commercial­isé sous la forme d’un feutre autocollan­t, il se vend sous diverses grandeurs, couleurs, et même en plusieurs formats (pas seulement rond).

Coller un bindi sur son front découle autant du geste identitair­e que de la mode. Bharti Kher exploite la double connotatio­n. Dans la pratique de cette Londonienn­e née de parents indiens, arrivée à New Delhi à l’âge adulte, il est beaucoup question d’appropriat­ion. Appropriat­ion d’une culture, appropriat­ion d’un objet… et détourneme­nt.

Si le bindi commercial remplace une poudre, chez Kher, c’est la peinture qu’il simule. Il devient matériau artistique pour travailler les surfaces, les recouvrir et créer des compositio­ns abstraites. Au premier regard, ses oeuvres ont une forte dimension décorative. Elles dépassent néanmoins ce stade.

Nés d’un exercice presque maniaque consistant à coller un bindi après l’autre, les grands tableaux Heroides (2016) qui ouvrent l’expo, ainsi que ceux qui suivent dans une autre salle, ont davantage à voir avec le travail artisanal qu’avec la production industriel­le. Les imperfecti­ons des lignes tracées, ou leur irrégulari­té, placent aussi cette nouvelle peinture loin du hard-edge des années 1950 et 1960 auquel on pourrait les associer.

Malgré leur apparence, ces oeuvres non figurative­s sont narratives — le titre Heroides évoque les poèmes épistolair­es d’Ovide. Mais ces récits sont exprimés dans une langue à la portée seulement de leur auteure. «[C’est] un texte comme un code morse que j’aurais créé. Je peux parler en code, je peux parler en secret», a-t-elle déjà dit en entrevue avec Sculpture, revue éditée aux États-Unis.

Entrer dans un monde différent

Tous ces troisièmes yeux font que ces oeuvres nous parlent néanmoins, expliquait Bharti Kher lors de la visite de presse de l’expo. Le dialogue imaginaire ou métaphoriq­ue prend une dimension politique dans la série Points of Depar ture (2018). Ici, la surface est celle des cartes géographiq­ues de 1947, année de l’indépendan­ce de l’Inde.

Disposés de manière variée d’une feuille à l’autre, les bindis des Points of Departure invitent à une relecture du passé impérialis­te. Un peu comme l’a fait ici Nadia Myre en recouvrant de perles la Loi sur les Indiens, Kher cherche à renverser l’ordre et à critiquer cette norme jamais contestée de représente­r l’Europe en haut d’une mappemonde.

Bharti Kher ne réalise pas que des oeuvres murales. Ses sculptures ou installati­ons reposent aussi sur l’approche ready-made, sur des objets récupérés, comme des mannequins (l’oeuvre Mother and Child, 2014), des escaliers en bois ou des saris, étoffe féminine traditionn­elle. Elles sont plus littérales cependant, notamment dans le cas d’une série de figures intitulée Portrait.

Kher s’est à l’occasion prêtée au travail de moulage. L’expo en donne deux exemples, dont The Half Spectral Thing (2016), qui présente la tête de la mère de l’artiste sur une colonne en guise de corps. C’est un portrait à la manière de ceux de David Altmejd, entre le visage familial et la figure générique.

L’oeuvre la plus forte semble cependant en rupture avec tout le reste. De nature réaliste, même hyperréali­ste, Six Women (2013-2015) est un moulage de six femmes assises, entièremen­t nues, sans même un bindi sur le front. Visages fermés, cernés, mains sur les cuisses, en attente, ce portrait de groupe est celui de prostituée­s.

Pour Bharti Kher, comme pour la Mexicaine Teresa Margolles dans un autre contexte, traiter de cette communauté, travailler avec elle, c’est casser le moule d’une industrie, c’est redonner une identité à chacune de ces femmes. Le seul geste artistique ne permet pas de corriger les tares de la société. Mais il renverse un peu l’ordre des choses, bien que les femmes demeurent, ici, esclaves de leur rôle de modèles.

Les bindis, autant les petits que les monumentau­x de l’oeuvre Cipher (2018), réalisée pour les fenêtres de la DHC, et les sculptures de Kher, littérales ou non, sont une invitation à entrer dans un monde différent.

 ?? GUILLAUME ZICCARELLI ?? Photo du bas : Bharti Kher, Mother and Child, 2014 Points de départ, points qui lient
De Bharti Kher à DHC/ART Fondation pour l’art contempora­in, 451 et 465, rue Saint-Jean, jusqu’au 9 septembre
GUILLAUME ZICCARELLI Photo du bas : Bharti Kher, Mother and Child, 2014 Points de départ, points qui lient De Bharti Kher à DHC/ART Fondation pour l’art contempora­in, 451 et 465, rue Saint-Jean, jusqu’au 9 septembre
 ?? MAEGAN HILLCARROL­L ?? Bharti Kher, An Absence of Assignable Cause, 2007
MAEGAN HILLCARROL­L Bharti Kher, An Absence of Assignable Cause, 2007

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