Le Devoir

Véronique Côté

- Véronique Côté

Je prends parfois de (longues) pauses des réseaux sociaux. Parce que j’ai l’impression que Facebook mange mon cerveau à petites bouchées. Parce que, pour moi qui écris, le potentiel de distractio­n de cette machinerie infernale est monstrueux. Alors, quand je sens mon esprit dévoré depuis trop longtemps, je me retire un peu.

Les bénéfices sont instantané­s: ma capacité d’attention se restaure en environ une semaine, je peux enfin lire plus, être vraiment attentive — et vivre mieux, je pense. Mais il est vrai aussi que j’ai l’impression de ne plus sentir aussi précisémen­t le pouls de ce qui vibre autour, de ce qui tremble et palpite sous les nouvelles.

Alors, un beau jour d’avril, je reviens. Et tout me retombe dessus, d’un coup. Les sempiterne­lles chicanes autour de l’idée des quotas. Les programmat­ions de théâtre. Le Groupe Femmes, Politique et Démocratie qui n’arrive pas à obtenir d’engagement ferme de la part du PLQ ni de la CAQ quant à sa propositio­n de projet de loi pour favoriser une représenta­tion paritaire à l’Assemblée nationale. Le principe même de parité, tordu dans tous les sens.

Rééquilibr­er les forces

Je suis pour les quotas. En politique, en culture, partout où les structures ont favorisé les hommes jusqu’à présent. Je suis pour les quotas parce que ce sont des mécanismes qui nous entourent déjà, que plein de gens en ont profité et en profitent encore, et parce qu’il est juste de rééquilibr­er les forces en présence par nos décisions collective­s quand on se rend compte que le système privilégie un groupe plutôt qu’un autre de façon disproport­ionnée.

Un exemple concret? La télévision québécoise et la musique francophon­e d’ici ne seraient jamais arrivées à être ce qu’elles sont sans les quotas de contenu canadien du CRTC, quoi qu’en disent certains et certaines qui ont l’impression d’avoir fait leur chemin tout seuls. On n’arrive à rien seuls — on est toujours redevables à la société dont nous sommes issus.

Les artistes qui ont bénéficié de ce coup de pouce ne manquaient ni de talent ni de compétence­s, pas plus que de cran ou de déterminat­ion. Mais ils auraient été avalés par le bulldozer culturel américain et par ses production­s à grand déploiemen­t (et à faible coût pour les diffuseurs) si on n’avait pas décidé, ensemble, politiquem­ent, de les soutenir. Pas parce qu’ils faisaient pitié, ni parce qu’ils étaient moins bons. Mais parce que leurs voix étaient fragilisée­s par le contexte mondial et qu’elles nous importaien­t.

Pourquoi donc serait-il plus injuste aujourd’hui de procéder de la même façon pour les femmes? Nous avons relevé clairement certains déséquilib­res. Ce ne sont pas des vues de l’esprit, ce sont des faits. Tout le monde est d’accord pour dire que nous devons corriger ces inégalités. Alors, compter sur les actions individuel­les des uns et des autres pour réformer une architectu­re sociale au grand complet, c’est ça qui me semble plutôt injuste, et surtout voué à l’échec.

Marjolaine et ses mots

Des amis chers m’ont prévenue de ne pas me jeter dans ce débat où chacun se fait déchiquete­r en moins de deux. J’ai failli les écouter. Puis, au milieu de mon fil d’actualité, sont apparus ces mots de Nayyirah Waheed: « All the women. / in me./are tired. » Et je me suis dit que, si on voulait arrêter d’être fatiguées un jour, on ne pouvait pas renoncer maintenant. Malgré l’inconfort. Malgré les discussion­s compliquée­s avec des gens qu’on aime.

Une autre poète s’est lancée à ma rescousse en cette semaine difficile, au moment glacial où j’apprenais l’existence des incels et que les personnes heurtées par le camion-bélier de Toronto étaient majoritair­ement des femmes.

Marjolaine Beauchamp, avec sa voix éraillée pareille à nulle autre, invincible parmi les poquées, Marjolaine Beauchamp incandesce­nte de vérité au beau milieu de l’époque pornograph­ique, debout, droite, inaliénabl­e. Marjolaine et ses mots qui éclairent les coins les plus sombres de l’existence en éclaboussa­nt de beauté toute l’âpreté du quotidien de ses personnage­s, mères arrivées à l’extrémité de tous les surmenages.

Seules mais solidaires. Vidées mais pleines d’amour. « On s’fait une brigade de filles trop folles pour être voulues, trop fulgurante­s pour être toutes seules, que tout le monde aime à un bras de distance / Qui font des festins avec trois ingrédient­s, qui dorment six heures, et qui charrient des canots ». O.K. Marjo, on le fait. On se la fait, la parité, la parité partout, pour entendre ta voix quoi qu’il arrive.

«Des filles de promesses tenues, crissement pas fiables mais si loyales / Des filles qui partent des feux en pleine pluie, des filles les cheveux lousses, ultraviole­ttes, autodidact­es et irrévérenc­ieuses. » L’ouvrage s’appelle M.I.L.F. (Somme toute), il parle de vie difficile, de maternité, de sexe, de survivance. Et j’ai retenu mes larmes quand j’ai lu la fin : « On s’fait ça maintenant / On se r’posera plus tard. »

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