Habermas et le pari de la modernité absolue
Le biographe Stefan Müller-Doohm nous restitue le cheminement d’un philosophe pugnace
Jürgen Habermas Une biographie ★★★★ Stefan MüllerDoohm, traduit de l’allemand par Frédéric Joly Gallimard, Paris, 2018, 656 pages
En 1995, Jürgen Habermas, le plus célèbre des philosophes allemands vivants, répond à un journaliste qui lui demande ce qu’être allemand veut dire aujourd’hui: «Faire en sorte que cette date lourde d’enseignements qu’est l’année 1945 ne soit pas oubliée, recouverte par cette date très heureuse qu’est l’année 1989.» La chute d’Hitler, victoire des démocraties sur le nazisme, compterait plus que celle du mur de Berlin, réunification de l’Allemagne.
Ce sentiment éclaire et actualise comme jamais la pensée d’Habermas, né en 1929 à Düsseldorf dans une famille protestante et collaborateur d’autres philosophes, Adorno, Horkheimer et Marcuse, de l’École de Francfort, qui, à cause de leur origine juive, avaient connu l’exil sous Hitler, malheur auquel il avait échappé. Dans la biographie, massive et très fouillée, que lui consacre son compatriote le sociologue Stefan Müller-Doohm, on apprend que son handicap langagier, une malformation congénitale du palais, l’avait protégé.
Habermas reconnaît en 2006 que ceci, à l’époque où le nazisme exerçait un attrait puissant sur la plupart des Allemands, ne lui avait donné «aucune possibilité de s’identifier, jeune homme, à la vision du monde dominante ». L’année suivante, il réaffirme avec force sa confiance en la réponse pacifiste, par une union continentale, au deuxième conflit mondial et en la participation essentielle de son pays au projet.
Le philosophe conclut: «L’Allemagne, qui avait fomenté cette guerre, et qui portait la responsabilité du crime monstrueux qu’avait été la destruction des Juifs d’Europe, devait naturellement intégrer la communauté européenne.» Il rêve même d’une Europe nouvelle au sein d’une république fédérale des nations à l’échelle planétaire où une morale postmétaphysique, à l’encontre de la mondialisation économique néolibérale, « apprivoiserait » le capitalisme.
Si Müller-Doohm excelle à résumer ainsi la pensée d’Habermas, il n’en critique pas l’utopisme aussi admirable qu’hallucinant. D’autre part, il ne cesse de nous sensibiliser à sa dimension tragique en relatant les nombreuses controverses du philosophe avec ceux qui, par des moyens abstraits et détournés, tentent de réhabiliter des aspects de l’Allemagne hitlérienne.
Depuis 1986, les historiens Ernst Nolte, Joachim Fest, Andreas Hillgruber, Michael Stürmer et l’écrivain Martin Walser nient le caractère tout à fait exceptionnel de l’horreur nazie, idée défendue par Habermas. Le philosophe plaide aussi pour une ouverture nécessaire de l’Europe à l’immigration. Ce qui provoque la colère des nationalistes et des conservateurs du continent chez qui se cache, laisse entendre Habermas, le vieux venin du nazisme, malgré leurs hautaines dénégations.
Comparse devenu chef, Hitler aura réussi à changer la vocation du philosophe en celle de prophète au combat lumineux.