L’homme qui a vu l’ours
Gravement blessé dans l’attentat de Charlie Hebdo, Philippe Lançon livre un récit magistral sur son expérience
Lorsque le silence fait surface après la tornade, le matin du 7 janvier 2015, Philippe Lançon reprend ses esprits couché dans un bain de sang, comme un enfant jouant à l’Indien mort. Ses collègues gisent décimés autour de lui, rappelés à l’ordre, effacés.
Comment vivre et comment écrire après l’impensable, la perte et la douleur? Pourquoi avoir survécu et quel sens donner à cette seconde chance ?
La veille, le journaliste de 51 ans avait livré au quotidien Libération une critique de Soumission, le dernier roman de Michel Houellebecq — où il est question d’une France islamisée. Quelques minutes après son arrivée à la réunion hebdomadaire de la rédaction du magazine, deux hommes cagoulés font irruption et vengent leur prophète avec méthode en scandant « Allah Akbar! » au rythme des rafales de leurs fusils d’assaut. Douze morts et onze blessés.
«Le silence fabriquait le temps et, parmi les blessés et les morts, les premières formes de la survie», écrit-il dans Le lambeau, le récit magnifique et bouleversant qu’il consacre aujourd’hui à cette expérience.
Journaliste depuis 1994 à Libération, où il était devenu l’un des critiques culturels qui comptent, écrivain (Les îles, L’élan), Philippe Lançon était aussi depuis quelque temps chroniqueur à l’hebdomadaire satiriste Charlie Hebdo, «ce petit journal qui ne faisait de mal à personne ».
Une lente reconstruction
Il aura tout le bas du visage arraché par une balle: menton, dents, lèvres. On imagine sans peine le travail minutieux de reconstruction, d’abord à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, où on lui fera une greffe de péroné pour lui fabriquer une mâchoire, puis à l’hôpital des Invalides, où il va passer sept mois en rééducation.
Au cours du long huis clos hospitalier qui va s’amorcer, d’un bout à l’autre du couloir des gueules cassées, de chambre en chambre vont le suivre quelques indéfectibles compagnons de route: la musique de Bach, des lettres de Kafka à Milena, le début de La montagne magique de Thomas Mann et la scène de la mort de la grand-mère imaginée par Proust dans le troisième tome d’À la recherche du temps perdu — passage lu et relu sans relâche, à la fois bouée, parachute et bouclier.
«La musique de Bach, comme la morphine, me soulageait. Elle faisait plus que me soulager: elle liquidait toute tentation de plainte, tout sentiment d’injustice, toute étrangeté du corps», écrit-il. La douleur et le sentiment d’impuissance vont vite se mêler à l’angoisse d’être achevé par un commando terroriste, malgré les deux policiers qui lui étaient assignés en permanence.
De la veille de l’attentat de Charlie Hebdo jusqu’à ceux du Bataclan le 13 novembre de la même année, Philippe Lançon nous raconte ainsi son «petit Golgotha hospitalier», faisant le récit de sa vie avant, pendant et après l’attentat. Les visites des parents et des amis, le ballet du personnel soignant, les passages nuageux de sa vie amoureuse, la culpabilité.
Dix-sept opérations plus tard, le visage refait et « un os de jambe à la place du menton», il se reconstruit avec un livre ultrasensible, à l’écriture pudique et précise, souvent somptueuse, dont on voudrait citer des passages par dizaines.
Le temps retrouvé
On ne trouvera pas d’amalgames et encore moins de colère dans Le lambeau — si l’auteur en éprouve, rien ne transparaît le long des cinq cents pages de son récit. « Tout homme qui tue est résumé par son acte et par les morts qui restent étendus autour de moi. Mon expérience, sur ce point, déborde ma pensée.» Difficile de penser face à la terreur, à la mort, face à quelque chose comme le mal. «C’était un génie qui sortait d’une lampe noire, et peu importe la main qui l’avait frottée. L’abjection vivait sans limites et d’être sans limites.»
Le lambeau est aussi le drame d’un homme transformé d’un coup de baguette magique en survivant, en symbole, en ce qu’il n’a jamais souhaité être. « J’ai toujours l’impression d’écrire à côté de moi-même, quand j’écris pour ceux qui n’ont pas connu la chambre et le silence qui l’enveloppait. La chambre est l’endroit où les mots crèvent, s’éteignent. Je n’en suis pas sorti. J’ai toujours l’impression que ce que j’écris est de trop. »
Et il est facile, sans doute, de se sentir de trop lorsqu’on se retrouve dépossédé de son existence, parmi les fils et les tuyaux, couvert de «plaies organisées» et de pansements. Pourvu d’un visage nouveau auquel lui-même et ceux qui l’entourent devront désormais s’habituer.
«J’étais non seulement leur ami et l’homme qui avait vu l’ours, mais celui qui en avait éprouvé le poids et la griffe — celui dont la simple présence leur rappelait, malgré lui, malgré eux, sans discours, combien nos vies sont incertaines, et combien il est audacieux ou inconscient de l’oublier. »
Avec ce récit calme et puissant, Lançon effectue surtout une plongée dans le temps à la recherche de sa mémoire lointaine. Témoignage et exorcisme, il lui faut trouver un sens à cette expérience du terrible, apprendre à vivre avec cet instant sans fin, mesurer les pertes, dompter les visions et les sensations au fil d’une patiente reconstruction du réel.
C’est une tâche que seule la littérature semble capable de rendre avec pareil mélange de force et de nuance.
Le silence fabriquait le temps et, parmi les blessés et les morts, les premières » formes de la survie PHILIPPE LANÇON