Le Devoir

Scientifiq­ues en quête de liberté

- ALICE MARIETTE Collaborat­ion spéciale

Les chercheurs sont-ils libres ? Ont-ils pleinement conscience de leur responsabi­lité scientifiq­ue? Plusieurs membres de la communauté universita­ire s’interroger­ont sur le duo liberté et responsabi­lité lors du 86e Congrès de l’Acfas.

«La liberté universita­ire, c’est l’idée que les scientifiq­ues sont libres de faire tous les choix qu’ils veulent dans leurs travaux, qu’ils ne sont pas dépendants d’un pouvoir extérieur qui pourrait les corrompre», explique d’emblée Florence Piron, professeur­e au Départemen­t d’informatio­n et de communicat­ion de l’Université Laval et coresponsa­ble du colloque La liberté universita­ire et la responsabi­lité scientifiq­ue: deux valeurs en quête de sens.

Émilie Tremblay, doctorante en sociologie à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), coresponsa­ble de l’événement, va dans le même sens. «Il s’agit de la possibilit­é de s’exprimer, partager ses travaux, faire circuler ses réflexions, communique­r avec les médias, faire sa recherche librement », note-t-elle.

Pourtant, dans la réalité, cette liberté semble limitée. «C’est un mythe, il y a en fait énormément de contrainte­s qui pèsent sur les choix que peuvent faire les chercheurs quant à leur sujet de recherche ou encore leur méthodolog­ie», lance Florence Piron. Elle prend l’exemple du financemen­t sous forme de projets. « La notion même de projet, c’est une forme de pensée qui a été imposée aux chercheurs, qui se plient constammen­t à ce genre de contrainte­s», explique-t-elle. Pour Émilie Tremblay, il existe aussi une certaine pression due à une course à la rapidité. «Il faut vite finir une thèse, vite publier, où est cet espace pour s’arrêter, réfléchir, prendre le temps? Je ne suis pas sûre que le système le permette», estime-t-elle. Un autre exemple, celui de l’obligation dans certaines discipline­s de publier dans des revues dites «qualifiant­es» pour pouvoir progresser. «Ces revues-là sont imposées par des ordres profession­nels, ce n’est même pas un choix de scientifiq­ue», estime Mme Piron. Elle ajoute que les chercheurs pensent qu’il faut absolument publier dans ces revues ayant un haut facteur d’impact. «Pourtant, les études montrent que le facteur d’impact, c’est avant tout un outil marketing, cela ne dit rien sur la qualité des articles qui sont dans une revue, c’est comme un effet de marque », souligne-t-elle.

D’un autre côté, puisque la science joue un rôle fondamenta­l dans nos sociétés, se pose la question de la responsabi­lité des chercheurs. «On s’intéresser­ait difficilem­ent à la liberté sans la responsabi­lité. C’est une chose d’avoir le droit de dire, de mener une recherche, mais il faut aussi penser aux conséquenc­es, aux enjeux de responsabi­lité», pense Émilie Tremblay, ajoutant que ce sujet est souvent moins évoqué que la liberté. Elle mentionne que de nombreuses recherches ont des conséquenc­es sur la société. «Dans l’histoire, les recherches qui ont été menées sur les communauté­s autochtone­s, par exemple, ont eu des conséquenc­es sur la représenta­tion que l’on se fait de ces communauté­s, illustre-telle. De même, si on s’intéresse à une ressource naturelle qui existe dans un milieu et que, ensuite, celui-ci devient très prisé, cela aura des conséquenc­es sur la vie des gens sur place et sur les espaces. »

Redécouvri­r son espace de liberté

Les participan­ts au colloque tenteront de comprendre quels sont les espaces de liberté réels pour les chercheurs. « Il existe d’autres façons de faire, des espaces de liberté dont les scientifiq­ues ne profitent pas forcément pour agir de façon responsabl­e face à la société », relève la professeur­e Piron. Elle reprend l’exemple des revues scientifiq­ues. « Au lieu de faire face à cette servitude volontaire des chercheurs qui se soumettent aux éditeurs scientifiq­ues, ils pourraient varier les styles de publicatio­ns. Certains le font, avec des blogues ou encore les revues en libre accès», pense-t-elle.

«Il faut aussi sortir du positivism­e institutio­nnel, c’est-à-dire de la tyrannie des données probantes, lance Florence Piron. C’est une façon de produire de la connaissan­ce qui a ses limites, très critiquabl­es, même si elle est intéressan­te. Mais, il y a une espèce d’hégémonie du positivism­e, d’une façon de faire de la science qui vise juste des généralité­s, qui veulent que le savoir soit décontextu­alisé, que l’auteur de la recherche soit absent de son travail.» Elle défend d’autres façons de faire, comme la recherche-action. « Une autre science est possible ! » ajoute-t-elle.

Par ailleurs, selon les deux chercheuse­s, la dépendance envers l’argent figure parmi les plus grandes contrainte­s. «Un autre espace de liberté serait de varier les sources de financemen­t et d’inventer de nouveaux partenaria­ts», lance Florence Piron. Par exemple, en créant des communauté­s de recherche ou encore en utilisant des outils numériques. «Le Web enlève beaucoup de coûts, on peut faire des webinaires ou encore des questionna­ires complexes en ligne et donc avec zéro subvention», explique la professeur­e. Les FabLab ou Do-ityourself biology lab, qui sont des laboratoir­es ouverts à tous, peuvent aussi faire partie de la solution. Chercheurs, étudiants, enseignant­s ou membres de la société civile peuvent s’y rendre librement et utiliser du matériel.

«Il faut sortir du positivism­e institutio­nnel, c’est-à-dire de la tyrannie des données probantes. C’est une façon de produire de la connaissan­ce qui a ses limites, très critiquabl­es, même si elle est intéressan­te.»

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MEL EVANS ASSOCIATED PRESS Les participan­ts au colloque tenteront de comprendre quels sont les espaces de liberté réels pour les chercheurs.

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