Le Devoir

« On ne doit pas se tuer à gagner sa vie »

- ALICE MARIETTE Collaborat­ion spéciale

Plus de la moitié des absences pour causes psychologi­ques au travail sont liées directemen­t ou semi-directemen­t à l’emploi. Cette donnée provient de l’Enquête québécoise sur des conditions de travail, d’emploi et de santé et de sécurité du travail (EQCOTESST), menée, entre autres, par Michel Vézina, de l’Institut national de santé publique du Québec, qui sera présent au colloque 424 de l’Acfas intitulé «Enjeux humains et psychosoci­aux du travail». «Longtemps, on a considéré que le problème c’était le travailleu­r, l’individu», rappelle Jacinthe Douesnard, professeur­e au Départemen­t des sciences économique­s et administra­tives à l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC) et responsabl­e du Laboratoir­e de recherche et d’interventi­on sur les incidents critiques en milieu de travail, à l’origine du colloque.

Il est donc temps de regarder du côté de l’organisati­on du travail, puisque les taux de détresse psychologi­que, d’épuisement profession­nel, de stress post-traumatiqu­e, ou encore de suicides liés au travail sont en montée fulgurante depuis une dizaine d’années. «Les programmes dans les organisati­ons sont axés sur l’être humain depuis tant d’années, ce qui revient à faire porter la faute aux individus», estime la professeur­e. En tant que psychologu­e organisati­onnelle et enseignant­e dans un départemen­t d’administra­tion, Mme Douesnard pense qu’il est nécessaire de s’adresser aux futurs gestionnai­res, et non uniquement aux psychologu­es. «Les gestionnai­res doivent prendre conscience de l’impact qu’ils peuvent avoir sur la santé des travailleu­rs », explique-t-elle.

Un colloque pour bien comprendre

«Le travail n’est pas neutre», lance Jacinthe Douesnard. Le colloque débutera par le lancement du livre Enjeux humains et psychosoci­aux du travail, publié sous sa direction aux éditions des Presses de l’Université du Québec. «Le livre est un ajout pour éclairer la problémati­que liée au mal-être au travail», décrit-elle. L’ouvrage propose en fait une réflexion autour de la santé psychologi­que en contexte profession­nel, de la prévention au retour au travail. Il aborde aussi la gestion en situation d’urgence, la violence et les dysfonctio­ns sociales ainsi que certaines réalités des femmes au travail. Ce livre constituer­a le fil rouge de l’événement, et presque tous les auteurs seront présents pour aborder le thème de leur chapitre respectif.

Par ailleurs, la chercheuse explique la montée de la souffrance au travail par plusieurs facteurs. Tout d’abord, le soutien social entre collègues, aujourd’hui mis à mal. En cause: le télétravai­l, les évaluation­s individual­isées et annuelles, qui font que la prime dépend de sa performanc­e au détriment de ses collègues, ou encore les horaires fractionné­s. «Plus les travailleu­rs sont isolés, plus ils sont privés de ce soutien très naturel que sont les collègues», explique Mme Douesnard. L’absence de moment commun pour échanger ou la rotation dans les équipes de travail nuit au bien-être au travail. «Nous sommes de plus en plus isolés au travail, souvent à cause de décisions où on va faire primer la rentabilit­é de l’entreprise et perdre quelque chose de très humain», déplore-t-elle. Cela remet aussi en question la reconnaiss­ance de ses pairs, pourtant très importante pour le bien-être psychologi­que. «Qui de mieux placé qu’un collègue pour nous féliciter? La portée de cette reconnaiss­ance a été mesurée dans les études, elle est immense », explique la chercheuse.

En outre, il y a exactement 40 ans, le Livre blanc sur la santé et la sécurité au travail au Québec était publié. Le colloque permettra de revenir sur le chemin parcouru depuis 1978. «Que la santé-sécurité au travail inclue la santé psychologi­que est déjà un grand pas, aussi grand que le premier de reconnaîtr­e la santé physique du travailleu­r, souligne Jacinthe Douesnard. On ne doit pas se tuer à gagner sa vie et ne pas être atteint non plus dans sa santé psychologi­que. »

Comporteme­nts antisociau­x

Les différente­s problémati­ques liées aux inconduite­s en milieu de travail seront abordées lors de la présentati­on « Comporteme­nts antisociau­x au travail : état de la recherche et avenues de prévention», menée par François Courcy, Guillaume Daigneault, Laetitia Larouche, de l’Université de Sherbrooke, et Caroline Aubé, de HEC Montréal. «Les comporteme­nts antisociau­x au travail [CAAT] regroupent tous comporteme­nts volontaire­s d’un membre d’une organisati­on qui va contreveni­r aux règles en place et qui présentent une menace soit pour l’organisati­on, soit pour ses membres. On parle d’un ensemble assez complexe d’inconduite­s», explique Guillaume Daigneault, interne en psychologi­e organisati­onnelle à l’Université de Sherbrooke.

La difficulté avec ce sujet est que, souvent, dans la littératur­e comme dans les médias, ce sont les inconduite­s « plus spectacula­ires » qui sont mentionnée­s. « Quand on entend parler de grandes fraudes dans des organisati­ons ou de violence physique ou sexuelle, généraleme­nt il y a plus d’attention, raconte Guillaume Daigneault. Mais on se rend compte qu’il y a des inconduite­s que l’on détecte moins, mais qui causent beaucoup de dommages à la santé psychologi­que.» Il prend l’exemple de l’incivilité: simplement ignorer un collègue ou oublier de l’inviter à quelques reprises. Ces petits gestes peuvent en fait beaucoup nuire à la santé psychologi­que. Il mentionne aussi l’existence d’un nombre assez important de «psychopath­es à cravate»: les personnes dans les milieux de travail qui vont se servir de ces conduites subtiles pour avoir un contrôle ou un pouvoir.

Puisque les travaux de recherche proviennen­t de discipline­s différente­s, les auteurs de ce chapitre ont cherché à faire un tour d’horizon. «Nous proposons un mélange des recherches afin de voir comment nous pouvons poursuivre », explique M. Daigneault.

« Nous sommes de plus en plus isolés au travail, souvent à cause de décisions où on va faire primer la rentabilit­é de l’entreprise et perdre quelque chose de très humain»

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ISTOCK Les taux de détresse psychologi­que, d’épuisement profession­nel, de stress post-traumatiqu­e ou encore de suicides liés au travail sont en montée fulgurante.

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