Le Devoir

Rockeur, romancier… et président

- SARAH R. CHAMPAGNE MICHEL HUNEAULT

Le Costa Rica est l’une des démocratie­s les plus consolidée­s de toute l’Amérique latine, sa population de moins de 5 millions d’habitants, parmi les plus alphabétis­ées du monde. Le pays n’a pas d’armée et le quart de son territoire naturel est protégé. Et le gouverneme­nt comporte maintenant une majorité de femmes ministres. Alors que le Québec voit se profiler une campagne électorale polarisant­e, y a-t-il des leçons à tirer? Entrevue avec le nouveau président, Carlos Alvarado, à quelques jours de sa cérémonie d’intronisat­ion.

On se surprend à avoir envie de l’appeler par son prénom, après à peine deux minutes de cette entrevue pour Le Devoir. Il cite l’écrivain Mario Vargas Llosa dans une phrase, parle de son amour du groupe canadien Rush dans la suivante, tout en exposant bientôt la stratégie de son parti pour la «décarbonis­a-

tion» de l’économie. Prononcer simplement « Carlos » ne semble néanmoins pas à la hauteur des fonctions qu’il s’apprête à assumer.

Élu le 1er avril dernier à la tête du Costa Rica, Carlos Alvarado insiste lui-même au téléphone: «Je me sens une personne plutôt ordinaire. Je suis surpris de recevoir autant d’attention, quand les gens s’approchent pour me prendre en photo ou pour me parler dans la rue.»

Ancien rockeur éphémère, journalist­e insatisfai­t, romancier primé, conseiller de l’ombre — et visiblemen­t encore humble — il a néanmoins rejoint le club très sélect des présidents de moins de 40 ans. Est-il pour autant un Macron de l’Amérique centrale? À 38 ans, il doit en partie sa victoire à sa capacité à tenir tête aux courants les plus conser vateurs du pays.

Son adversaire au deuxième tour, Fabricio Alvarado (aucun lien de parenté), un pasteur évangéliqu­e de 43 ans, avait promis de «ramener Dieu dans le gouverneme­nt». Une idée notamment incarnée par son opposition farouche au mariage homosexuel. La Cour interaméri­caine des droits de l’homme avait pourtant statué en janvier que le Costa Rica devait garantir les droits des couples homosexuel­s, y compris le droit au mariage.

L’autre Alvarado, Carlos cette fois, se positionna­it pour sa part en défenseur des institutio­ns et de l’État de droit. « Cette campagne a montré un pays avec des positions très différente­s en matière de droits de la personne et elle a généré une grande polarisati­on. Elle ne peut que nous enseigner qu’il faut gouverner pour tout le monde», réitère-t-il au téléphone de sa voix grave et posée, sérieuse sans être sévère. Cette même voix qui a opposé sa fermeté, et sa préparatio­n politique, à la férocité et à l’improvisat­ion de son adversaire.

Choisir la République

Son ascension fut rapide et inespérée. Les derniers sondages avant le premier tour de l’élection présidenti­elle, tenu le 4 février, lui donnaient à peine 10% des votes dans les meilleurs scénarios.

Le président sortant, Luis Guillermo Solís, était certes issu de la même formation politique, Parti action citoyenne (PAC), mais le PAC n’est encore que le troisième parti, qui crève lentement un bipartisme indiscuté depuis 1953. Le mandat de Solis commencé en 2014 n’était que le premier remporté par le PAC, ayant tiré profit de cette image de « changement ».

Le pari de Carlos Alvarado a donc semblé audacieux par moments, admet-il sans vouloir s’avouer surpris du résultat. «Nous savions que nous allions être des protagonis­tes. Nous avons dû bien sûr adapter nos stratégies aux contextes changeants», résume-t-il en entrevue. Il a ainsi su convaincre 60,7% des citoyens, qui ont voté pour lui au deuxième tour, notamment en ralliant plusieurs partisans de l’opposition.

Et pour prouver que ses discours de gouverneme­nt d’unité nationale ne resteraien­t pas que de belles paroles, il vient de nommer un cabinet avec des ministres issus de cinq partis différents. « C’était mon engagement », dit-il, conscient que d’offrir autant de sièges à l’opposition peut avoir l’air d’une hérésie, vu du Québec.

Le président ne s’est pas non plus contenté de la parité, qu’il avait déjà annoncée à son homologue Justin Trudeau lors de leur conversati­on téléphoniq­ue. Son cabinet comporte en fait une majorité de femmes, soit 14 sur 25. Epsy Campbell est quant à elle la première femme d’ascendance africaine à être élue vice-présidente dans toute l’Amérique latine.

Faire l’histoire?

L’impression d’être «du bon côté de l’histoire » les porte décidément, comme le tweetait la première dame, Claudia Dobles Camargo, durant la campagne, alors que des forces conservatr­ices s’affirment partout dans le monde.

Autant de « premières » monte forcément la barre des attentes très haut. Trop beau pour être vrai ? Carlos Alvarado ne se fait pas d’illusions sur la difficulté de maintenir le petit miracle costaricai­n à flot. L’année 2017 fut en effet marquée par le déficit fiscal le plus élevé en trente ans, soit 6,2% du PIB national. Inégalités croissante­s, narcotrafi­c, routes migratoire­s, fossé technologi­que, la « Suisse de l’Amérique latine » n’échappe pas non plus aux défis régionaux.

Lors d’une entrevue à CNN internatio­nal, Carlos Alvarado parle par exemple avec une ouverture pragmatiqu­e du demi-million de migrants présents sur le territoire national (en majorité du Nicaragua), et des «nombreux citoyens américains » qui y prennent leur retraite, sourire en coin.

Le pays continue néanmoins à faire figure d’exception en Amérique centrale, une région malmenée par les conflits sociaux et politiques, par une violence qui ne diminue pas d’intensité et des indices de développem­ent humain qui jettent des milliers de migrants sur les routes du Nord.

Ce leadership peut aussi être mondial, croit Alvarado, notamment en ce qui concerne l’affranchis­sement des énergies fossiles. Développer un système de transport public plus vert digne « d’une matrice électrique déjà propre et durable à 99%» figure parmi ses chantiers prioritair­es. Une tâche à laquelle se consacrera notamment la première dame.

Fils de parents de classe moyenne, « des travailleu­rs » précise-t-il dans un billet en ligne, le président élu est aussi l’incarnatio­n d’une relative mobilité sociale. C’est une bourse du Conseil britanniqu­e qui lui a permis de décrocher une maîtrise de l’Université du Sussex, en Angleterre.

« Le Costa Rica veut améliorer l’éducation publique, tant en incluant les personnes qui sont en dehors du système qu’en augmentant sa qualité », commence à énumérer Carlos Alvarado. Faire sortir les emplois de la capitale pour «offrir des possibilit­és partout sur le territoire », se préparer technologi­quement à la « quatrième révolution industriel­le » et pérenniser le système de sécurité sociale. Son premier poste de responsabi­lité publique fut d’ailleurs celui de ministre du Bien-être social et du développem­ent humain, en 2014, puis il est rapidement passé à ministre du Travail en 2016.

Il avait jusqu’alors préféré rester dans les coulisses politiques, comme conseiller du PAC depuis 2004, des périodes en alternance avec ses études en Angleterre et un emploi au Panama… et l’écriture de trois romans.

La littératur­e lui portera-telle secours au moment de relever d’aussi grands défis ? « La littératur­e et la politique sont très, très différente­s. La littératur­e consiste à raconter des histoires et, comme le dit Vargas Llosa, à raconter parfois des mensonges, parce que ce sont des histoires. La politique est un travail qui utilise la vérité pour construire des histoires, et la vérité pour transforme­r les choses. Mais la littératur­e est un acte d’empathie et, en ce sens, elle peut servir.»

Travailler en communicat­ion ne l’a pas satisfait longtemps.: «Pour transforme­r, il faut s’engager.» C’est donc maintenant l’heure de passer à l’action.

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MICHEL HUNEAULT LE DEVOIR Carlos Alvarado, «président millénial?», s’interroge le quotidien El Financiero. En une du populaire magazine Perfil, sa conjointe, Claudia Dobles. Une couverture médiatique qui mise sur leur fraîcheur et qui rappelle celle du couple Trudeau-Grégoire.
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EZEQUIEL BECERRA AGENCE FRANCE-PRESSE Le nouveau président du Costa Rica, Carlos Alvarado

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