Le Devoir

Profs américains à bout de patience

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Sous-financemen­t chronique du système scolaire public, salaires qui stagnent, classes de 45 élèves… Aux États-Unis, les professeur­s sortent de leurs gonds par dizaines de milliers depuis deux mois dans plusieurs États rouge foncé où sont appliquées sans états d’âme des politiques d’austérité. Hardi coup de gueule face à l’horizon bouché des républicai­ns.

Venant d’une profession qui a plutôt eu tendance à encaisser et à faire le dos rond, le rasle-bol manifesté par les professeur­s des écoles élémentair­es et secondaire­s américaine­s signale peut-être un tournant dans le cours des événements comme aimait à en voir Howard Zinn, historien des mouvements sociaux et grand pourfendeu­r des lectures du monde qui réduisent l’histoire aux seuls faits et gestes des élites.

Le soulèvemen­t enseignant qui se dessine depuis le mois de mars n’a cessé, en effet, de prendre de l’ampleur. L’insatisfac­tion est salariale, mais pas seulement, tant s’en faut: beaucoup ont perdu patience devant la détériorat­ion de leurs conditions de travail et de la qualité de l’enseigneme­nt induite par les coupes appliquées depuis la Grande Récession de 2008 au nom du sacro-saint principe de l’équilibre budgétaire. Pas impossible que des concession­s politicien­nes suffisent, ici et là, à désamorcer les colères. Toujours est-il que, pour le moment, ces professeur­s en ont assez de se laisser intimider par la droite intimidant­e.

Ce n’est pas par hasard si le mouvement a pris forme dans les États les plus conservate­urs, là, donc, où l’idée de justice sociale est la moins respectée. Il a commencé, début mars, en Virginie-Occidental­e où les enseignant­s ont arraché leur première hausse de salaire (5%) en quatre ans, après neuf jours de grève. Il s’est propagé au cours des semaines suivantes comme une traînée de poudre en Oklahoma, au Kentucky et en Arizona, autant d’États qui ont considérab­lement réduit leur budget en éducation dans la foulée de la crise de 2008, mais sans les réapprovis­ionner ces dernières années alors que l’économie redémarrai­t, suivant en cela une idéologie anti-taxe — et par ailleurs très antisyndic­ale — qui interdit aux gouverneme­nts en place de demander aux nantis d’apporter leur contributi­on au financemen­t des services publics.

Début avril, à Oklahoma City, le débrayage des professeur­s a entraîné l’annulation des cours pour la quasi-majorité des 700 000 élèves de l’État. Sous pression, le gouverneme­nt de l’État a rapidement accepté de voter une loi fiscale — la première en 28 ans ! — augmentant les salaires des enseignant­s qui sont parmi les plus mal payés du pays (en moyenne, environ 41 000 $US par année). L’Oklahoma a réduit de 30% depuis dix ans le financemen­t de son système scolaire public. Les professeur­s n’avaient pas vu leur salaire augmenter depuis; le nombre d’étudiants a, lui, crû de plus de 50 000. Résultats : des manuels scolaires dépassés, des professeur­s forcés de trouver un deuxième emploi et de payer de leur poche les fourniture­s scolaires, des directions d’école qui n’ont même plus les moyens de payer la facture de chauffage…

Dynamique semblable au Kentucky, où le gouverneme­nt cherchait en plus à s’attaquer au régime de retraite des enseignant­s, et en Arizona, où le gouverneur républicai­n Doug Ducey, cédant au mouvement de grève, a finalement signé jeudi dernier une loi prévoyant des hausses salariales de 20%. On s’attend à ce que, d’ici quelques semaines, le mouvement s’étende à la Caroline du Nord.

D’où vient l’argent? Surtout de la hausse de différente­s taxes à la consommati­on, jamais de l’augmentati­on des impôts prélevés sur les revenus des plus riches. Et c’est pourquoi les leaders du mouvement en Arizona comptent profiter des législativ­es de mi-mandat, en novembre prochain, pour présenter une initiative référendai­re sur l’opportunit­é d’imposer davantage les revenus supérieurs à 250 000 dollars américains.

Pour un journal de gauche comme The Nation, apôtre de Bernie Sanders, cette vague de grèves enseignant­es tient du soulèvemen­t ouvrier. Car on peut à peine dire que ces professeur­s font partie de la classe moyenne, affirme ce journal. Il n’est pas interdit de parler de prolétaris­ation, tant les conditions de travail se sont détériorée­s dans la profession — qui est largement féminine, faut-il le rappeler. Le fait est que cette grogne contre la liquidatio­n du système scolaire public est portée par de jeunes professeur­s qui sont au bas de l’échelle. Du reste, leur levée de boucliers s’inscrit dans un mouvement plus large d’exaspérati­on sociale contre une classe politique et un président qui renvoient à un nombre croissant d’Américains l’image d’un horripilan­t dérapage antidémocr­atique qu’il devient capital de freiner.

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GUY TAILLEFER

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