Le Devoir

Témoignage d’un professeur de l’Université du Québec à Trois-Rivières en lockout

- ÉTIENNE ST-JEAN Professeur titulaire en lockout de l’Université du Québec à Trois-Rivières

Je suis professeur d’université. J’exerce sans doute l’une des profession­s les plus stimulante­s et agréables au monde. J’ai le privilège de former la relève de demain, de l’amener à réfléchir et à penser les problèmes contempora­ins. Je fais avancer les connaissan­ces sur notre monde, sur ses rouages, ses enjeux. Je propose des solutions aux personnes qui orientent les politiques publiques et qui intervienn­ent sur le terrain, à différents niveaux. Je peux m’investir dans le développem­ent de ma région et on m’accueille à bras ouverts chaque fois. Être professeur d’université, c’est une chance inouïe. Je construis l’avenir, à mon échelle, à petits pas, entouré de centaines de personnes réfléchies et tout aussi passionnée­s que moi. Difficile de trouver un plus beau métier.

Aujourd’hui, je suis rempli d’une grande tristesse. La direction de mon université m’empêche d’exercer ma profession. Elle a contacté les cadres, les profession­nels et les employés de soutien afin de leur dire que je ne suis plus professeur. Si par mégarde je devais les contacter, ces personnes ont reçu l’ordre de m’ignorer, de me rappeler que je ne suis plus un employé de l’université. Après autant d’années de dévouement dans cette institutio­n que j’aime tant, je me sens rejeté, inutile, trahi.

Mais je suis aussi triste pour plusieurs personnes que je côtoie. Je pense à tous ces projets annulés, ces étudiants laissés pour compte, ces stages annulés et qui retardent les diplômes, à ces échanges qui n’auront pas lieu, à ces découverte­s qui devront attendre. Je pense aux histoires que mes collègues me racontent, tout aussi tristes. Je pense à ces employés que je ne pourrai pas embaucher cet été et qui seront en chômage forcé. Aux thèses en attente de soutenance, au stress vécu, à l’absurdité de la situation.

Comment se fait-il que tout ça arrive? Mon université veut avoir un moins grand nombre de professeur­s pour le nombre d’étudiants qu’elle forme. Dans notre jargon, on appelle ça le plancher d’emploi. Parce qu’une personne qui donne une charge de cours, c’est précaire et ça se contente de prendre les cours qui sont laissés vacants. En prime: ça coûte moins cher. Ça équilibre bien un budget qui a été compressé par l’austérité, un précaire, à moindre salaire.

Mais même si j’ai beaucoup d’estime pour ces personnes, qui font un travail formidable, elles ne font qu’entrer donner leurs cours, et repartir par la suite. C’est ce qu’on leur demande. Ça coûte moins cher, c’est vrai. Mais ils ne dirigent pas de thèse, ni de mémoire, ni d’essai. Ils n’amènent pas de bourses pour les étudiants, ni de subvention de recherche pour payer des salaires à coup de milliers, parfois de millions de dollars. Ils n’inventent pas de nouvelles formations, ni ne créent de solutions pour vaincre les cancers, ni n’inventent des nouveaux biocarbura­nts pour être prêts quand il n’y aura plus de pétrole. Bref, on ne leur permet pas de changer le monde, on leur demande de le faire rouler.

À une époque où il n’y a jamais eu autant d’écarts entre les riches et les pauvres sur la planète, où la pollution et les changement­s climatique­s sont des menaces d’une telle ampleur que notre manière de vivre sera radicaleme­nt transformé­e, à l’aube de la plus vaste extinction des espèces animales de l’histoire, les défis auxquels nous faisons face sont énormes. Nous avons un urgent besoin de personnes créatives, engagées à changer le monde, un petit pas à la fois, chacun à sa mesure.

C’est pour ça que j’ai choisi de devenir professeur. Et c’est la même flamme qui anime mes collègues, des personnes tout aussi passionnée­s que moi. Et pour que nous puissions continuer à faire notre travail, cela implique une vision de l’université qui nous permette de faire de la recherche et de nous investir dans la société. Quand on veut réduire la proportion de professeur­s afin que les cours soient donnés par des précaires, on détruit la mission de l’université, qui est de changer le monde. On s’attaque à la mission qu’on s’est donnée, comme professeur.

Je suis triste quand je pense au lockout et à toutes les conséquenc­es que cela amène sur des centaines de vies. Je suis triste de ne pas pouvoir faire le métier qui me passionne, en ce moment. Je me console en me disant que c’est temporaire, que ça va revenir à la normale, que mon université va finir par entendre raison.

Mais il y a une chose qui ne changera pas: c’est la raison pour laquelle j’ai choisi de faire ce métier. Et c’est la même chose pour mes collègues. C’est la mission que nous nous sommes donnée, c’est la mission de l’université.

Et c’est cette mission que nous allons continuer de défendre, contre vents et marées. Malgré le lockout. Malgré l’intimidati­on. Malgré la tristesse, malgré notre désarroi.

Malgré l’austérité.

Pour changer le monde.

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