Le Devoir

le cinéaste qui défend les films

Le réalisateu­r et scénariste québécois mesure toute la responsabi­lité d’être parmi le jury de la compétitio­n

- ODILE TREMBLAY à Cannes

Quand Denis Villeneuve était venu présenter Sicario en compétitio­n à Cannes en 2015, le stress et l’angoisse n’étaient jamais bien loin. «C’est à double tranchant, une sélection ici, évoque-t-il. Il y a deux portes et tu ne sais jamais laquelle tu vas prendre en sortant…»

Porte de l’enfer ou porte du paradis, c’est selon. Après une critique assassine, le cinéaste se retrouve sur le gril. Sinon, il flotte. En attendant, il tremble.

Cette année-là, Xavier Dolan était membre du jury, également Jake Gyllenhaal, un de ses acteurs et amis, tout comme les frères Coen, avec qui il partage le même directeur photo. Sicario n’avait rien récolté in fine. «C’est la règle du jeu. Les films de genre se retrouvent rarement au palmarès. Encore chanceux d’être sélectionn­é », lance-t-il, philosophe.

Cette fois, après avoir accepté de participer au jury de la compétitio­n, le cinéaste de Blade Runner 2049 a éprouvé une sensation de détente. «Puis, en arrivant, j’ai senti un autre stress: celui de la responsabi­lité. Je prends mon rôle au sérieux. »

On était quelques journalist­es québécois au Palais venu mercredi rencontrer notre compatriot­e, et il nous avait prévenus d’entrée de jeu: ne me posez pas de questions sur les films de la course.

Présent à Cannes depuis dimanche, il a pu déjà casser la glace avec ses acolytes lors d’un dîner d’accueil. «Au début, c’est assez solennel, explique-t-il. Thierry Frémaux [le délégué général du festival] et Pierre Lescure [son président] nous ont expliqué les règles à respecter. On doit se taire, car la moindre blague peut être interprété­e, se transforme­r en ouï-dire, nuire au film. »

Lors de ce dîner, il a senti des complicité­s s’établir avec les autres membres du jury. « C’est excitant pour moi. Tout le monde est très ouvert, mais personne n’est dans l’ego. Je ne suis pas ici pour juger, mais pour défendre des films. C’est un exercice d’intuition. »

Et qu’a envie de défendre Denis Villeneuve ? «Les cinéastes qui vont avoir l’audace de faire évoluer le langage cinématogr­aphique, même si parfois ils ne réussissen­t pas totalement leur coup, répond-il. J’aime la prise de risque, la poésie. »

Le réalisateu­r entend se placer devant un film avec le regard vierge. Il ne lit rien sur sa propositio­n, ignore s’il s’agira d’une production d’horreur ou d’une comédie. «Lors de la cérémonie d’ouverture, quand ils ont présenté des extraits des films de la course, j’ai fermé les yeux. Je veux à peine savoir leur titre. »

Pas question non plus pour Villeneuve de lire les critiques diffusées au long des dix jours du festival. « Ne rien connaître d’un film me procure un choc que je trouve intéressan­t. »

Il aurait quand même aimé voir concourir un cinéaste québécois, mais ça ne s’est pas fait.

Lorsque le jury a gravi les marches du Palais à l’ouverture, les hommes et les femmes se sont mélangés: «On voulait être une seule voix.» Une crainte l’étreint: «Je trouve que tout est vu sous la lorgnette post-Weinstein, alors qu’on va juger des films qui parlent de plusieurs réalités, sous divers points de vue.» Il se promet de les évaluer au mérite et sans parti pris.

Un avenir à réinventer

Le voici à Cannes en une année apparemmen­t charnière avec défection de Netflix et de certaines production­s américaine­s qui préfèrent lancer leurs films durant les festivals automnaux plutôt qu’au printemps. «Les Américains sont très superstiti­eux, constate cet habitué d’Hollywood. Les derniers succès aux Oscar sont passés par Venise, alors… Cela dit, on a souvent reproché à Cannes de présenter de façon récurrente les mêmes noms. Cette année, ils n’ont pas fait ça, ce qui démontre une vitalité, un goût du risque. Ce festival comme vitrine du cinéma d’auteur est très important. Mais où s’en vont ces films d’auteur ensuite? Sur Internet. Et si les grands écrans n’allaient plus projeter que du Disney ? »

Des inquiétude­s le tenaillent: «Mes films sont conçus pour le grand écran, qui est un tableau d’une immense ampleur. Pour un téléphone, tu ne réalises pas de la même manière. Or les films se «youtubisen­t». Toute une réflexion reste à faire sur la présence à l’écran. À moins qu’ils aient conçu leur projet avec cette plateforme, plusieurs cinéastes dont les films sont achetés par Netflix sont déçus. Le cinéma d’auteur est dur à trouver sur cette plateforme. Pourquoi Warner n’a-t-il pas diffusé Roma de

«Ne rien connaître d’un film me procure » un choc que je trouve intéressan­t Denis Villeneuve

Cuarón ? [Cannes le voulait, mais son conflit avec Netflix, son acquéreur, a empêché sa présence sur la Croisette]. Des mises à niveau s’imposent. »

Denis Villeneuve vient de terminer avec Philip Roth le scénario de Dune adapté du roman de Frank Herbert. Un projet sur lequel Alejandro Jodorowsky s’était cassé les dents sans le voir aboutir. Quant à David Lynch, il en avait livré une adaptation décevante.

Et si c’était un projet maudit, comme le Don Quichotte de Terry Gilliam? lui demande-t-on. «Je me suis tellement amusé à l’écrire. Jamais je n’avais eu autant de fun créatif avec un scénario depuis Incendies, alors j’en garderai quand même ce savoir quelque part.»

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ALBERTO PIZZOLI AGENCE FRANCE-PRESSE Le réalisateu­r et scénariste Denis Villeneuve entend se placer devant un film avec le regard vierge.

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