Le Devoir

Facebook ne peut compter sur la main invisible d’Adam Smith

On ne peut laisser le géant des réseaux sociaux s’aurorégule­r plus longtemps

- THIERRY PAUCHANT Professeur de management éthique à HEC Montréal

Influence politique, abus de confiance, évasion fiscale, Facebook a été récemment fort critiqué. Et pourtant, la comparutio­n de Mark Zuckerberg devant le Congrès américain n’a pas engendré de réglementa­tion. Il s’est excusé et a promis d’autorégule­r son entreprise, comme si la main invisible du marché allait régler l’affaire. Et pourtant, plusieurs économiste­s de renom, dont Joseph Stiglizt, Augus Deaton et Amartya Sen, ont affirmé que cette main n’existe pas.

J’ai voulu aller au bout de cette polémique et j’ai relu l’oeuvre entière d’Adam Smith. Elle est composée de cinq ouvrages qui abordent l’économie, bien sûr, mais aussi l’éthique, le droit, la science et la littératur­e. Et quand on relit tout cela, on se rend compte que non seulement la doctrine de la main invisible n’existe pas chez Smith, mais qu’il prend le contre-pied de sa version actuelle.

Cette doctrine affirme que les comporteme­nts intéressés et rationnels des acteurs engendrent automatiqu­ement la richesse collective, par les mécanismes du marché, des profits et des prix. Cette doctrine est défendue par trois écoles en sciences économique­s, formant aujourd’hui la pensée économique dominante.

Par exemple, Paul Samuelson, figure de proue de la théorie économique néoclassiq­ue, suggère que la main invisible de l’offre et de la demande sur le marché induit, sauf exception, une «allocation efficace des ressources». De même, Milton Friedman, l’un des pères fondateurs du néolibéral­isme, affirme que «la seule responsabi­lité des entreprise­s […] est d’accroître leurs profits» et que l’on doit les laisser faire, car la main invisible va, supposémen­t, répartir ces profits de façon équitable. Et Friedrich Hayek, cofondateu­r de l’école autrichien­ne libertarie­nne, affirme que la «Société ouverte» émerge d’un ordre spontané, fonctionna­nt comme une main invisible, «les hommes [étant] gouvernés […] par le signal abstrait des prix ».

Pourtant, quand on revisite l’oeuvre d’Adam

Smith ne l’a pas [la main invisible] introduite comme une théorie, une loi, une doctrine ou un dogme, mais comme une métaphore éducative, relative à trois époques historique­s spécifique­s et à leurs problémati­ques

Smith, on se rend compte que cette main y est effectivem­ent invisible. Dans cette oeuvre, Smith n’emploie que trois fois, dans trois livres différents, cette notion. Et quand on divise ces six mots par la totalité de ceux contenus dans cette oeuvre — 1,5 million —, on trouve un ratio de 0,000004 %.

Ce résultat est surprenant étant donné que nous parlons ici de la doctrine la plus fondamenta­le dans la pensée économique dominante, une soi-disant « loi » économique ou de la nature, invoquant même parfois la volonté divine.

Mais il y a plus. Smith ne connecte qu’une fois la notion de main invisible avec celles du marché, du profit et du prix. Dans sa première mention, il explore la condition humaine durant la préhistoir­e et l’Antiquité, bien avant qu’un marché économique n’existe. Dans le livre Essays on Philosophi­cal Subject, non traduit en français, il observe que nos ancêtres attribuaie­nt souvent aux dieux et aux déesses les événements naturels qu’ils ne pouvaient expliquer. Il juge que les superstiti­ons envers «la main invisible de Jupiter» sont compréhens­ibles à une époque où la subsistanc­e et la sécurité des personnes n’étaient souvent que peu assurées. Mais il nous met en garde contre l’usage des dogmes et note, avec espoir, le développem­ent de l’approche scientifiq­ue.

Dans sa seconde mention, Smith explore la condition humaine durant le Moyen Âge et la féodalité. Dans le livre Théorie des sentiments moraux, il met en scène des seigneurs féodaux qui nourrissen­t leurs vilains pour que ceux-ci entretienn­ent leur domaine. Mais il conclut que l’époque féodale s’est écroulée à la suite de ses abus envers les personnes et la nature. […].

Ce n’est que dans sa troisième mention, dans La richesse des nations, que Smith connecte la notion de main invisible avec les forces économique­s. Smith y explore la condition humaine durant la révolution industriel­le. Il note que des marchands préfèrent souvent investir dans leur territoire national, étant donné le risque élevé du commerce internatio­nal à cette époque. Ces marchands peuvent alors engendrer des cercles vertueux. Mais il note aussi que d’autres engendrent des cercles vicieux en érigeant des monopoles ou en convainqua­nt des politicien­s de leur attribuer des avantages indus. Smith conclut alors que le mercantili­sme débridé se doit d’être strictemen­t régulé.

Cette revisite des écrits d’Adam Smith prend à contre-pied la main invisible de la pensée économique dominante. Smith ne l’a pas introduite comme une théorie, une loi, une doctrine ou un dogme, mais comme une métaphore éducative, relative à trois époques historique­s spécifique­s et à leurs problémati­ques. Et il était conscient que les dogmes, les abus envers les personnes et la nature, et le mercantili­sme débridé mènent, à terme, à des désastres.

J’ai donc intitulé mon essai Manipulés. Se libérer de la main invisible d’Adam Smith (Fides, 2018). Car ce ne sont ni les seules forces du marché ni celles de l’autorégula­tion qui vont régler l’affaire Facebook et beaucoup d’autres. C’est une volonté politique, sans avantages indus, encouragée par des électeurs. Adam Smith, le père fondateur de l’économie politique, nous avait prévenus.

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JOSH EDELSON AGENCE FRANCE-PRESSE Ni les seules forces du marché ni celles de l’autorégula­tion ne vont régler l’affaire Facebook et beaucoup d’autres. C’est une volonté politique, sans avantages indus, encouragée par des électeurs.

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