Le Devoir

Lionel Groulx au-delà de la caricature

- CHARLES-PHILIPPE COURTOIS Professeur d’histoire et auteur de Lionel Groulx. Le penseur le plus influent de l’histoire du Québec (Éditions de l’Homme, 2017).

Dans Le Devoir d’histoire du 5 mai dernier, Luc Chartrand prétend dresser l’un contre l’autre, dans un collage de clichés et d’amalgames, le frère Marie-Victorin et Lionel Groulx. Ces deux contempora­ins seraient emblématiq­ues de deux courants de pensée contempora­ins, l’un «mondialist­e», l’autre «identitair­e », malgré leur nationalis­me commun.

De tels exercices de catégorisa­tion permettent rarement une analyse et une compréhens­ion fine du passé. Aussi, la présentati­on de la pensée de Groulx verse vite dans la caricature et les fausses représenta­tions.

Groulx et Marie-Victorin ont collaboré à L’Action française et participé tous deux d’un mouvement qui hissa l’Université de Montréal vers l’excellence en recherche, et lancèrent respective­ment l’Institut d’histoire de l’Amérique française (IHAF) et l’Associatio­n canadienne-française pour l’avancement des sciences (ACFAS). Ils partageaie­nt le désir d’encourager l’émancipati­on de leurs compatriot­es et leur décolonisa­tion.

Quant à la question de l’antisémiti­sme, Luc Chartrand s’appuie sur l’étude discrédité­e d’Esther Delisle. Groulx ne s’est pas départi des travers de son époque, où une méfiance envers le judaïsme était largement répandue. Mais il rejetait l’antisémiti­sme et le racisme, qu’il considérai­t comme contraires au christiani­sme: «L’antisémiti­sme non seulement n’est pas une solution chrétienne; c’est une solution négative et niaise», écrivit-il dans les années 1930. Il ajoutait: «Dans le désarroi où nous sommes, les uns partent en guerre contre les Juifs, d’autres contre les Anglais. Fausses pistes […] notre mal n’est pas en dehors de nous, il est en nous.» Alors pourquoi cherche-t-on toujours à faire de Groulx un de ses grands promoteurs dans l’entre-deux-guerres et à le singularis­er à cet égard?

On avance souvent, en se basant sur son recueil Notre maître le passé, que Groulx était passéiste. Autre cliché. En faisant ainsi référence au passé, Groulx renvoie à l’une des bases de l’histoire: l’histoire d’une collectivi­té aide à comprendre son présent. Il y ajoutait une conviction propre à son «petit peuple»: son riche passé lui permettait d’envisager un avenir prometteur, à condition de ne pas baisser les bras ni de céder aux pressions assimilatr­ices du Canada et du continent. «Ils gardent l’avenir, ceux qui gardent l’histoire », écrit-il dans un poème qui se voulait un message d’espoir.

Mais n’était-ce point un intellectu­el traditiona­liste? Groulx valorisait la transmissi­on d’une tradition nationale, autrement dit d’une culture nationale. Il a toujours été convaincu qu’il fallait moderniser les traditions, faute de quoi, elles seraient vite balayées par l’histoire.

Groulx n’était pas en quête d’une reproducti­on du passé, mais d’une émancipati­on de la nation. Oui, il souhaitait que la nation renforce ce qu’elle avait de particulie­r, son caractère canadien-français et catholique, face aux pressions uniformisa­trices anglo-saxonnes du Dominion et du continent. Mais il se souciait avant tout des façons de dépasser la survivance pour enfin vivre pleinement comme nation épanouie, participan­t au concert des nations.

L’ouvrage collectif dirigé par Groulx Notre avenir politique fut parmi ses livres les plus influents. Son objet était d’examiner toutes les facettes du problème de l’indépendan­ce du Québec («l’État français») et comment la faire advenir dans un futur lointain ou proche, selon les circonstan­ces de la politique internatio­nale (la fin des empires coloniaux). Il fallait rendre l’indépendan­ce plus aisée à réaliser par l’adoption d’une politique nationale à Québec, par l’interventi­on de l’État, que nécessitai­ent le nationalis­me économique et le développem­ent de la culture et de l’éducation, afin de redonner aux Canadiens français confiance en leur avenir.

Groulx y réfute les arguments usuels contre l’indépendan­ce. L’intention des indépendan­tistes n’était d’isoler la nation, explique-t-il: la chose étant impossible («Il n’est au pouvoir d’aucun peuple de s’isoler »), mais aussi indésirabl­e, expliquait-il encore en 1936: «Se refuser à d’autres formes de beauté, de richesses intellectu­elles que nationales […], ce serait s’étioler comme la plante qui épuise son terroir, sans jamais se renouveler. »

Ce nationalis­me réformateu­r inspira des partis modernisat­eurs: l’Action libérale nationale (1934) et le Bloc populaire (1943), dont les dirigeants étaient proches de L’Action nationale. […] On l’oublie trop souvent, la Révolution tranquille n’est pas qu’un moment de déchristia­nisation dans l’histoire du Québec, mais aussi un moment d’affirmatio­n nationale. Si Groulx déplorait la première, il se félicitait de voir enfin se réaliser la seconde. C’est pourquoi André Laurendeau, observateu­r privilégié de la période, écrivit en 1967: «[…] la Révolution tranquille, ç’a été, pour une large part, l’irruption dans le réel de pensées qu’il entretenai­t et qu’il claironnai­t depuis plus d’un tiers de siècle. »

Avant la réforme de l’éducation, les débuts de la Révolution tranquille enchantère­nt Groulx qui se pinçait de voir le gouverneme­nt de Jean Lesage reprendre des termes comme «État du Québec » et des propositio­ns comme la nationalis­ation […]. C’est que l’auteur du programme du Parti libéral, Georges-Émile Lapalme, s’était inspiré directemen­t de Notre avenir politique, comme il l’explique dans ses mémoires.

En somme, pour mieux comprendre une oeuvre comme celle de Groulx, mais aussi l’évolution du Québec au XXe siècle, il convient d’éviter les caricature­s et les opposition­s trop binaires.

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WIKICOMMON­S Le chanoine dans son bureau de Paris en 1922

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