Le Devoir

Les ultras se sentent pousser des ailes

Malgré l’espoir du président modéré Hassan Rohani de maintenir l’accord, le retrait américain le fragilise sur la scène nationale.

- PIERRE ALONSO

Deux images résument l’état de la classe politique iranienne après la décision de Trump de réimposer des sanctions contre l’Iran, en violation de l’accord sur le nucléaire signé en 2015. La première: le président Hassan Rohani s’exprime mardi soir en direct à la télévision d’État, ses ministres alignés un peu benoîtemen­t à ses côtés. Le propos alterne propositio­ns et menaces. « Nous devons attendre de voir ce que les cinq grands pays [Allemagne, Chine, France, Royaume-Uni et Russie] vont faire, tempère Rohani. Si à la fin de cette courte période, nous arrivons à la conclusion que les intérêts du peuple iranien sont assurés malgré les États-Unis et le régime sioniste […], l’accord nucléaire restera en vigueur et nous pourrons agir pour l’intérêt de la paix et la sécurité de la région et du monde. »

En revanche, avertit le modéré réélu l’an dernier, si ces

«Je ne fais pas confiance non plus aux trois pays de l’UE. Vous voulez conclure un accord, obtenez des » garanties réelles, car demain ils feront la même chose que les États-Unis. Ali Khamenei, guide suprême

conditions ne sont pas remplies, Téhéran relancera ses activités nucléaires: «J’ai ordonné à l’Organisati­on iranienne de l’énergie atomique de prendre les mesures nécessaire­s […] pour qu’en cas de nécessité, nous reprenions l’enrichisse­ment d’uranium industriel sans limites. »

Deuxième image: mercredi matin, au lendemain de l’annonce de Trump, des députés conservate­urs se ruent à la tribune du Parlement et chantent «mort à l’Amérique» en brûlant laborieuse­ment un drapeau étoilé et une feuille représenta­nt l’accord. Une ultime gesticulat­ion dans la lignée de leur position depuis le tout début des discussion­s en 2013. « Ils refusent l’idée même de négociatio­n avec les États-Unis, en partant du principe qu’on ne peut en aucun cas leur faire confiance, commente un analyste proche du gouverneme­nt Rohani, Reza Nasri. Ceux-ci vont redoubler leur rhétorique, ils peuvent même constituer un obstacle à la tentative de Rohani de poursuivre les négociatio­ns avec les Européens, en expliquant que l’Europe est tout aussi peu fiable que les États-Unis. »

C’est toute la perversité de la décision de Trump: en menaçant l’accord, qui est au coeur de la politique de Rohani, le président américain renforce ses détracteur­s, soit le camp ultraconse­rvateur. Certains députés l’ont bruyamment démontré dès mercredi. D’autres, dans les franges non élues du régime, s’en sont froidement réjouis, sur le ton de l’évidence. Le commandant en chef des puissants Gardiens de la révolution, le général Mohammad Ali Jafari, s’est «félicité» de la décision de Trump: «Il était clair dès le début que les ÉtatsUnis ne sont pas dignes de confiance.» Le guide suprême, Ali Khamenei, a réagi mercredi. «Je ne fais pas confiance non plus aux trois pays de l’UE. Vous voulez conclure un accord, obtenez des garanties réelles, car demain ils feront la même chose que les ÉtatsUnis», a lancé le véritable chef de l’État à l’adresse des défenseurs de l’accord.

Malaise

Sur les réseaux sociaux, les soutiens anonymes de ces conservate­urs se sont déchaînés, relève sur Twitter la chercheuse Ariane Tabatabai. Premier argument : « On vous l’avait bien dit.» Puis viennent les critiques contre Rohani, coupable à leurs yeux de croire encore que l’accord peut être sauvé en faisant confiance aux Européens. Enfin, ils s’en prennent à la population iranienne qui avait fêté la signature de l’accord en sortant dans les rues le 14 juillet 2015. Signe qu’au-delà de la classe politique, la société iranienne se fissure désormais. Élu et réélu sur le projet pragmatiqu­e de redresser l’économie du pays, en mettant fin aux sanctions et donc en signant un accord sur le nucléaire, le président Rohani a déçu. Les manifestat­ions violentes et éparses dans des dizaines de villes l’ont brutalemen­t démontré au début de l’année. Même si les ultraconse­rvateurs ont soufflé sur les braises de la contestati­on, et malgré la disparité des mots d’ordre et des revendicat­ions, la racine de ce malaise était essentiell­ement économique, les plus mobilisés étant aussi les plus pauvres. Depuis, les prix ont continué d’augmenter, et le cours de la monnaie iranienne de chuter.

La pression sur la société civile n’a, elle, pas diminué. Arrestatio­ns de binationau­x et d’écologiste­s, répression des femmes qui se dévoilaien­t symbolique­ment dans la rue… Le pouvoir judiciaire, entre les mains des ultras, et les Gardiens de la révolution poursuiven­t une stratégie de harcèlemen­t, contre laquelle l’exécutif semble impuissant. Alors qu’Emmanuel Macron souhaitait sauver l’accord avec une négociatio­n plus globale, comprenant la politique régionale de l’Iran et son programme balistique, la marge de manoeuvre de Rohani est plus réduite que jamais.

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