L’insatisfaction reste entière en dépit des lignes directrices
Une avocate songe à s’adresser aux tribunaux pour faire invalider la Loi au moins en partie
La ministre de la Justice, Stéphanie Vallée, n’est pas sortie d’embarras. Moins de vingtquatre heures après la publication des lignes directrices sur le traitement d’une demande d’accommodement religieux, l’avocate Catherine McKenzie envisage la possibilité de demander au tribunal d’invalider une fois pour toutes de larges pans de la loi favorisant le respect de la neutralité religieuse.
«C’est certain que je vais parler à mes clientes. On va prendre une décision», a-t-elle affirmé dans un entretien téléphonique avec Le Devoir jeudi.
Mandatées par le Conseil national des musulmans, l’Association canadienne des libertés civiles et la citoyenne Marie-Michelle Lacoste (Warda Naili), Me McKenzie et sa consoeur Olga Redko étaient parvenues il y a cinq mois à convaincre la Cour supérieure de suspendre l’application de l’article 10 de la «loi 62» prévoyant qu’une personne offrant ou recevant un service public «doit avoir le visage découvert ».
«Si le législateur estime que les accommodements sont nécessaires à l’application de la Loi, alors le législateur doit s’assurer que ces accommodements et les lignes directrices les accompagnant sont à la portée du public au même moment », avait écrit le juge Babak Barin.
Les lignes directrices visant à «guider» les organismes publics dans le traitement de demandes d’accommodement pour un motif religieux, dévoilées par Mme Vallée mercredi, ne
mettent pas à l’abri la «loi 62», à commencer par son article 10, d’une contestation en vertu des chartes des droits et libertés. «Mon opinion, c’est que ça ne sauve pas la Loi. Et ça crée d’autres problèmes, notamment un processus qui me semble à première vue onéreux et pas nécessaire», a fait valoir Me McKenzie. Cela dit, elle suivra les «instructions» de ses clients, a-t-elle précisé.
Un «Far West», selon les syndicats
Les employés du secteur public, eux, appréhendent l’entrée en vigueur de l’ensemble des dispositions de la « loi 62 » à compter du 1er juillet prochain.
À Montréal, les employés des bureaux en arrondissement, des bibliothèques, des installations d’Espace pour la vie — Biodôme, Insectarium, Jardin botanique, Planétarium — ainsi que ceux de la Société de transport de Montréal (STM) ne se satisfont pas des lignes directrices édictées par le ministère de la Justice.
«Ils attendent des directives plus claires et précises de la part de leur employeur», a indiqué la porte-parole du Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP), Lisa Djevahirdjian, jeudi. «C’est à la Ville de dire qu’on doit servir telle personne de telle façon et telle autre personne de telle autre façon », a-t-elle ajouté.
L’équipe de la mairesse Valérie Plante disait jeudi analyser l’« opérationnalisation » des dispositions de la Loi. Au lendemain de l’adoption de la «loi 62» par l’Assemblée nationale, Mme Plante disait craindre de voir des Montréalais et des Montréalaises être des «victimes» d’une mesure législative allant «trop loin»: le fruit du «travail bâclé» du gouvernement libéral. Elle s’est abstenue de réitérer ses propos jeudi. «Il y a plusieurs éléments dans ce qui a été annoncé hier, on va prendre le temps d’analyser le tout », a indiqué son attachée de presse, Geneviève Jutras, dans un échange de courriels.
Les agents de l’État québécois ont-ils désormais tout en main pour appliquer la loi favorisant le respect de la neutralité religieuse, y compris l’article 10 prévoyant qu’une personne dispensant ou recevant un service public «doit avoir le visage découvert»? «Jamais de la vie! C’est tout le contraire », a lancé le président général du Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec (SFPQ), Christian Daigle. «On n’en sait pas plus aujourd’hui. Le flou perdure. »
Il tire à boulets rouges sur la procédure de traitement des demandes d’accommodements religieux prévue dans la «loi 62», qui prévoit notamment que chaque organisme désignera «un répondant en matière d’accommodement». «Quand vous êtes à Murdochville ou à Rouyn-Noranda, le répondant n’est pas à côté de la personne au comptoir. On ne pourra pas dire aux gens: “Bien, revenez dans trois semaines, j’aurai la réponse à ce moment-là.” Pour quelqu’un qui veut faire son examen de conduite, ça ne fonctionnera pas, ça», a soutenu M. Daigle.
Il se demande comment le répondant pourra évaluer que « la demande [est] sérieuse, c’est-àdire qu’elle est fondée sur une croyance sincère en la nécessité de se conformer à une pratique dans l’exercice de sa foi ou à une conviction religieuse»: l’une des six grandes conditions d’attribution d’un accommodement fixées par le ministère de la Justice. « Comment la personne au bout du fil va juger cela ? »
Le SFPQ presse la ministre de corriger le tir. «Comment doit-on agir dans telle ou telle circonstance? Qu’est-ce qui peut être demandé et qu’est-ce qui ne peut pas être demandé ? »
Le chef du SFPQ craint qu’il incombe, dans les faits, aux agents de l’État de répondre par l’affirmative ou la négative à une demande d’accommodement religieux.
Le président de la Fédération autonome de l’enseignement (FAE), Sylvain Mallette, reproche aussi au gouvernement libéral de «se décharger de ses responsabilités». Faute de «balises», «ce sera le Far West dans chacun des milieux » à compter du 1er juillet prochain.
Le syndicat d’enseignants réclamait un «guide d’application» de la loi favorisant le respect de la neutralité religieuse destiné aux acteurs du réseau de l’éducation, a rappelé M. Mallette au Devoir. Le gouvernement y expliquerait notamment «comment l’école publique doit se comporter pour assurer le caractère neutre de l’État lorsqu’on nous fait des demandes d’accommodement». «Il y aura toujours des cas particuliers. [Cela dit], dans le monde de l’éducation, il y a des demandes qui reviennent constamment », a-t-il souligné.
La FAE espérait notamment voir le gouvernement dicter aux commissions scolaires comment se «comporter» lorsqu’elles reçoivent des demandes de congé pour des motifs religieux de la part d’enseignants. «Ça crée des tensions dans les milieux de travail», a fait remarquer M. Mallette.
À l’instar du SFPQ, la FAE se questionne sur l’évaluation de la « sincérité » de la foi d’un individu, qui constitue une condition sine qua non à l’octroi d’un accommodement. «À l’école, c’est la profondeur de la foi de qui? De l’enfant ou des parents qui parlent au nom de l’enfant mineur ? » a-t-il demandé.