En attendant Serebrennikov
Leto, du cinéaste russe, a été projeté sur la Croisette en l’absence de son réalisateur
On voyait une chaise vide jeudi à la conférence de presse de Leto (L’été) : celle de son cinéaste, le Russe Kirill Serebrennikov. Vide également, le siège, lors de la projection officielle de Leto. Son équipe brandissait une pancarte à son nom en haut des marches du Palais. Chacun applaudissait l’absent, car les invitations du Festival seront demeurées jusqu’au bout lettre morte. Même topo pour l’Iranien Jafar Panahi, dont on verra le film samedi, assigné à résidence à Téhéran pour cause de dissidence. Cannes s’offre une portée politique cette année.
«Notre ministre avait envoyé une lettre
à Poutine pour qu’il lui permette de venir à Cannes, nous expliquait jeudi le producteur russe de Leto, Ilya Stewart. Il a déclaré qu’il en aurait été heureux, mais qu’en Russie, la justice est indépendante de l’État… »
Protestations
Et de rappeler que Serebrennikov, cinéaste mais d’abord metteur en scène et directeur du Théâtre Gogol à Moscou, esprit indépendant et critique, réputé pour ses oeuvres expérimentales, fut arrêté le 22 août, emmené de Saint-Pétersbourg à Moscou, en plein tournage du film. Accusé de détournement de fonds publics alloués à sa troupe, en attente de procès, il risque jusqu’à dix ans de prison. En Russie, le milieu de la culture, qui reconnaît en lui une des plus brillantes icônes, proteste devant le caractère politique de sa mise à l’ombre. À l’étranger aussi, des voix s’élèvent avec caisse de résonance cannoise, mais autant en emporte le vent qui souffle sur la steppe comme sur la baie.
«Je pense que c’est une accusation ridicule qui n’a aucun fondement, lance Ilya Stewart. On vit dans un monde très complexe. Le ministre de la Culture n’a pas vu Leto, mais a affirmé qu’il soutenait la présence des films russes à Cannes… »
Précisons que ce beau film de liberté et de musique, en noir et blanc, usant de techniques d’animation réussies, parfois répétitif mais libre et enlevé dans son hommage à la jeunesse et à
la magie de la scène, ressuscite une légende du rock russe de l’Union soviétique à l’heure de la perestroïka, celle de Viktor Tsoï, métissé de russe et de coréen, à la tête du groupe Kino. Comète du rock, cet artiste foisonnant a symbolisé le rêve d’une ère nouvelle avant de disparaître dans un accident à l’âge de 28 ans, en 1990, vénéré depuis.
Chaudement applaudi ici pour son inventivité et sa fougue, nourri de chansons russes et occidentales, serti d’amours en quête de nouveaux modèles avec romantisme à la clé, Leto pourrait se glisser au palmarès, malgré son trop-plein tourbillonnant.
Le producteur russe précise que cette sélection à Cannes dans la course à la Palme d’or est d’une importance capitale pour eux tous. «C’est le film qui compte pour nous, dit-il. La politique vient après. Viktor Tsoï est une légende, une figure culte en Russie liée à la musique, au rock russe des années 1980. »
Le film est un projet indépendant sans soutien public russe, coproduit avec la France. «On voulait d’abord faire une oeuvre historique, sans similitudes avec la situation actuelle en Russie, même si tout ce que fait Kirill l’évoque par la bande, ajoute Ilya Stewart. Il ressent notre époque. »
La naissance du rock russe
Mais comment une oeuvre interrompue par l’arrestation de son créateur a-t-elle pu parvenir à son terme ?
«On a fait une pause après l’arrestation, explique Ilya Stewart. Puis Kirill a trouvé une manière de monter et de faire la postproduction du film à la maison tout en respectant ses conditions de détention, mais sans pouvoir
communiquer avec le monde extérieur. Les effets d’animation sont venus de Kirill en cours de montage, surprenant tout le monde. Dans Leto, on entend plusieurs chansons internationales, mais ce fut plus compliqué encore d’obtenir les droits des chansons russes qui ont chez nous un statut de légende. »
Le film repose sur un triangle amoureux. Celui de Mike (Roma Sver), musicien rock, et de sa femme Natacha (Irina Starshenbaum), bientôt attirée par Viktor (Teo Yoo). Ce dernier, chanteur coréen, ne parlait pas le russe et dû apprendre ses répliques phonétiquement. «Chez lui, les gens ont une opinion subjective du personnage, d’où ma responsabilité, explique-t-il. C’est comme si je jouais le rôle de Jésus en Russie. Il m’est apparu comme un jeune homme, presque un enfant à Leningrad, Eurasien qui rassemblait les cultures comme musicien. Il est important pour moi que les jeunes voient ce film qui traite de liberté et d’amour. La musique est passionnante, la créativité sort de partout et touche le public. On évoque la naissance du rock russe, une époque très intéressante sur le plan historique. Tous ces musiciens étaient de parfaits inconnus au départ.»
Le chanteur Roma Zver n’avait jamais été comédien avant d’incarner Mike, le mentor de Viktor: «Kirill m’a convaincu d’accepter, dit-il. Je suis libre comme chanteur, alors que les acteurs ne le sont pas du tout. J’ai essayé de ne pas penser que j’incarnais un être qui avait vraiment existé, me reposant sur les directives du cinéaste. Viktor Tsoï ne m’a pas marqué comme chanteur, mais il a eu une grande influence sur toute la culture russe. »