Le Devoir

Culture › Deux cents nuits à l’heure. Une nouvelle vie pour l’album sans lendemain de FioriSégui­n.

L’album de Richard Séguin et Serge Fiori Deux cents nuits à l’heure réédité

- SYLVAIN CORMIER

Parce que «40 ans, ça passe juste une fois», dit Richard Séguin. «Parce que c’est un album important», ajoute Serge Fiori. L’histoire revisitée d’un album exceptionn­el et sans lendemain.

«Je

voulais juste être bien. Moi là, quand je me sauvais de la ville, le vendredi soir, avec ma cafetière et ma cartouche de cigarettes, je roulais vraiment à deux cents nuits à l’heure

» sur l’autoroute pour arriver à Saint-Venant plus vite

Serge Fiori

«Il

filait tellement pas, quand il arrivait, je lui faisais ramasser du fumier. La voisine n’était pas capable

» de faire son train. Je lui disais : viens-t’en, on va l’aider !

Richard Séguin

«Q ue c’est qu’on faisait là?» rit Serge Fiori en regardant la — fameuse! — photo recto de la pochette de Deux cents nuits à l’heure. «Tout un concept!» s’exclame à son tour Richard Séguin dans la salle de conférence des bureaux de Sony à Montréal. On a tellement vu l’image qu’on ne la voit plus. C’est vrai que c’est étrange, ces musiciens déguisés en forains fatigués, occupant un wagon de train. À l’avant-plan, très blancs, très cadavériqu­es, le regard très fixe, Fiori et Séguin ne respirent ni la joie de vivre ni la santé. «On a l’air de vampiresmi­mes!» pouffe Serge. «Ce n’était pas notre idée, explique-t-il, c’était un gars qu’on connaissai­t, Roberto Wilson, qui a proposé ça. Nous autres, on a dit OK, envoye… » Richard résume l’ambiance du moment: «Disons qu’on était pas mal ouverts aux suggestion­s…»

C’est à la fois très simple et très compliqué, l’histoire de l’album Deux cents nuits à l’heure. Pour l’essentiel, c’est l’album de survie d’auteurscom­positeurs-interprète­s liés d’amitié, qui vivaient simultaném­ent une transition assez douloureus­e et qui avaient besoin d’un exutoire. Album dont le succès instantané et colossal a surpris les compères, mais pas tellement les fans d’Harmonium et de Séguin: quelque 200 000 exemplaire­s disséminés le temps d’un aller simple: «J’pense qu’ils nous ont vus/à deux cents nuits d’hauteur/Bienvenue/Aux coeurs fous/au coeur de tout… »

Du trio au duo, de l’acoustique à l’électrique

«Ce n’était pas un projet, il n’y avait pas de plan… à part l’amitié, à part vouloir jouer», précise Serge. Au départ, il y avait Michel Rivard dans le portrait, qui vivait aussi le vertige de l’après-Beau Dommage: pendant un moment, les gars pensaient Crosby, Stills et Nash version québécoise. Richard se revoit avec eux: «Tu te rappelles, Michel, toi et moi, on chantait Les trois hommes

noirs, une affaire quasiment médiévale?» Et Richard d’en chanter un bout, avec sa belle voix de Richard Séguin. On était à l’automne 1977. Harmonium était encore dans le chemin, tel un convoi surdimensi­onné qui déborde sur l’accotement. « Je m’en allais dans un mur avec Harmonium, je n’allais vraiment pas bien», évoque Serge. «C’est comme ça que j’ai abouti à Saint-Venant chez Richard. Avec lui, il n’y avait pas de pression. Quand Michel, tombé en amour, est parti, on s’est retrouvés, les vieux chums du Café du quai à Magog — on s’est connus là en 1970 —, avec nos guitares acoustique­s… »

Plus les souvenirs refont surface, plus Serge parle vite: « Je voulais juste être bien. Moi là, quand je me sauvais de la ville, le vendredi soir, avec ma cafetière et ma cartouche de cigarettes, je roulais vraiment à deux cents nuits à l’heure sur l’autoroute pour arriver à Saint-Venant plus vite…» Richard éclate d’un rire qui remplit la salle: «Il filait tellement pas, quand il arrivait, je lui faisais ramasser du fumier. La voisine n’était pas capable de faire son train. Je lui disais: viens-t’en, on va l’aider ! » Serge rit plus fort encore: «À six heures du matin, des bains de boue! Moi, je n’étais pas habitué, le gars de la ville…»

Les musiciens rappliquen­t

Les chansons ont surgi de la terre fertile. Richard avait déjà Chanson pour Marthe, les deux avaient créé Ça fait du bien, qui servait de rappel extatique dans les spectacles d’Harmonium dernière mouture. Chansons ensemble, chansons séparément, ça sortait sans OGM, sans but précis. «On n’en demandait pas plus, Richard et moi, mais ça n’a pas été long que la gang de musiciens d’Harmonium a su qu’on faisait de quoi, et ils se sont greffés un à un, Denis Farmer, Robert Stanley, Monique Fauteux, Libert Subirana, Neil Chotem, et les chansons ne sont pas restées acoustique­s longtemps… » La manière acoustique convenait parfaiteme­nt à Richard, mais

«l’élan de liberté était irrésistib­le, les musiciens voulaient s’exprimer, Neil Chotem arrivait avec des idées incroyable­s… Un génie! C’était notre Bill Evans… »

Injectées de prog, de jazz fusion, de rock, à base folk tout de même un peu, les structures se sont complexifi­ées à deux cents nuits à l’heure, et l’album que l’on connaît a été enregistré en un mois et demi intense. «Ça s’est passé trop vite pour moi, avoue Richard. C’était bon, c’est sûr, mais j’étais désorienté. Pas à l’aise. Serge était en immersion dans les arrangemen­ts, et moi un peu à l’extérieur, je cherchais ma place. À un moment donné, je suis parti, je l’ai laissé finir.» Il reviendra pour écouter le mixage. «Ma fille Émilie avait un an, c’était une période bouleversa­nte pour moi, trop en même temps…»

Réédition, première étape ?

Quarante ans plus tard, Richard et Marthe vivent encore à Saint-Venant-de-Paquette, où la prochaine Nuit de la poésie est en préparatio­n. Serge, depuis l’album solo inespéré de 2014, enchaîne les anniversai­res et les rééditions assorties, de L’Heptade à Deux cents nuits à l’heure. On notera que le Fiori-Séguin a été rematricé

à partir des bandes maîtresses, et non remixé à partir des bandes multipiste­s comme L’Heptade. Il n’y a pas non plus d’ajouts. Les performanc­es du groupe d’un soir Séguin-FioriSégui­n au festival Bromont sous les étoiles, en 1979, ne sont pas incluses: «Elles sont partout sur YouTube», lâche Serge en levant les bras. Pas de démos non plus. «Non, tranche Serge. On n’avait rien.»

Richard regarde Serge. «On n’enregistra­it pas nos pratiques sur cassette ? Je dois bien avoir ça quelque part, il faudrait que je regarde…» Serge grimace et rit en même temps : « C’est là que tu me le dis!» Sûr et certain, Richard n’y avait pas pensé. «J’ai tout ça, moi. Je n’ai jamais déménagé. J’ai toutes les cassettes à partir des Séguin…» Je souligne que ce n’est pas trop tard pour une version coffret. «Ce serait le fun d’entendre ça», admet Richard comme s’il se réveillait tout à coup. «Mon espèce de vampire mi me, toi !» s’exclame Serge. L’histoire pas ordinaire de Deux cents nuits à l’heure n’est pas encore totalement écrite. DEUX CENTS NUITS À L’HEURE XL Fiori-Séguin, Sony Music

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 ?? VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR ?? Deux cents nuits à l’heure, pour l’essentiel, c’est l’album de survie d’auteurs-compositeu­rs-interprète­s — Richard Séguin et Serge Fiori — liés d’amitié, qui vivaient simultaném­ent une transition assez douloureus­e et qui avaient besoin d’un exutoire.
VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR Deux cents nuits à l’heure, pour l’essentiel, c’est l’album de survie d’auteurs-compositeu­rs-interprète­s — Richard Séguin et Serge Fiori — liés d’amitié, qui vivaient simultaném­ent une transition assez douloureus­e et qui avaient besoin d’un exutoire.

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