Le Devoir

Couvrez ces corps qu’on ne saurait voir

- MARTINE DELVAUX Écrivaine

Àl’école de ma fille, avec l’arrivée du printemps, les interdicti­ons se mettent à pleuvoir. Un matin bien ensoleillé, une enseignant­e exige d’une élève qu’elle enfile un coton ouaté par-dessus le haut que, ce matin-là, elle a choisi de porter. Sous quel prétexte? L’enseignant­e lui indique qu’elle aurait dû mettre un soutien-gorge. Le passé récent de l’école Robert-Gravel, où une manifestat­ion avait été organisée en appui aux filles qu’on voulait forcer à porter de quoi cacher seins en général et mamelons en particulie­r, nous revient en mémoire. Mais puisqu’on insiste, voyons voir…

Je suppose qu’on n’évalue pas l’épaisseur des t-shirts sur les torses considérés comme masculins… Je suppose aussi qu’on ne vérifie pas si les dénommés garçons portent des sous-vêtements qui soutiennen­t suffisamme­nt, de manière à lisser l’entrejambe… Je suppose enfin qu’on n’interdit pas aux garçons (ni aux hommes qui travaillen­t dans les écoles) de s’asseoir cuisses allègremen­t écartées, offrant en spectacle leurs organes génitaux, d’une manière délibérée ou non… Je suppose qu’on ne fait rien de tout ça. Néanmoins, on se permet de «monitorer» le corps des filles, des individus assignés filles, qui vivent et sont reconnus en tant que telles.

Je me demande qui est dérangé par ces mamelons, cette poitrine, ces épaules, ce ventre… assis dans la salle de classe ou avançant dans les couloirs de l’école… Quels regards sont happés par les corps des adolescent­es et qu’on cherche donc à détourner? Ces jeunes hommes avec qui elles étudient? Ceux-là mêmes qui, si on prend le temps de les interroger et de les écouter, affirment ne pas s’intéresser à la façon de s’habiller de leurs compagnes élèves? Ceux-là mêmes qui les encouragen­t à résister au code vestimenta­ire que l’école tente de leur imposer?

Pourtant, c’est justement au nom de ces garçons-là que le code vestimenta­ire semble s’élaborer. Ce sont eux qu’on cherche à «protéger» en leur offrant un environnem­ent d’apprentiss­age adéquat, sans distractio­ns, sans cette distractio­n terrible que représente le corps des adolescent­es. Ce qui sous-entend, encore une fois, que les êtres humains assignés garçons, socialisés en tant que tels et qui correspond­ent (du moins en apparence) au genre qui leur a été donné, sont à un tel point victimes de leurs hormones qu’il faut les prévenir d’abord et avant tout contre eux-mêmes. Ce qui sousentend aussi qu’il faut à tout prix empêcher que ne se retrouvent, sous leurs yeux, des corps d’adolescent­es susceptibl­es de les exciter. Ce qui sous-entend, enfin, que ces garçons sont forcément excités par des filles.

Ensemble de préjugés

Mais qui, dans l’enceinte de l’école secondaire, plaque sur ces «corps adolescent­s» un tel ensemble de préjugés? Qui sexualise ces corps, sinon les adultes qui les entourent? Et qui, au final, est dérangé? Qui d’autre que le «corps enseignant»?

J’ai vu passer devant mes yeux, dans mes classes à l’université, des corps de toutes sortes, vêtus de mille et une façons. Des corps qui correspond­ent ou non aux codes de la masculinit­é et de la féminité, révélant plus ou moins de formes, plus ou moins de peau. Jamais, bien entendu, il ne me serait venu à l’idée d’imposer un code vestimenta­ire. On me dira que l’université est fréquentée par des adultes, qu’il ne faut donc pas tout mélanger. Pourtant, je me demande si, ce qu’on reproche aux adolescent­es, ce n’est pas, justement, d’avoir « déjà » un corps de femme. Comme si elles étaient «trop grandes» pour leur âge et qu’en cachant leurs formes, leur peau, on cherchait à les retenir un peu plus longtemps dans l’enfance… Mais les retenir dans l’enfance au profit de quoi, ou plutôt de qui? Qui n’arrive pas à gérer le corps des filles? Ou encore: qu’est-ce qu’il y a de si inquiétant dans ces corps-là, adolescent­s? Et qu’est-ce que ça signifie quand un corps enseignant impose de le cacher, sous prétexte qu’il est sexué, sans se rendre compte que, ce faisant, il est justement en train de l’hypersexua­liser ?

Il me semble qu’au lieu de forcer des adolescent­es à enfiler des cotons ouatés sur leurs épaules dénudées ou leur poitrine décorsetée, ce qu’on ferait mieux d’interroger, c’est le regard que, une fois arrivé le printemps, les adultes ne peuvent s’empêcher de poser sur elles…

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