Au-delà des seringues propres
Le centre d’injection supervisée de Cactus est devenu « l’antichambre » du système de santé pour ceux qui s’en sentaient rejetés
Le bouton panique rouge sous bureau de l’infirmière Cassandra Dupont, au service d’injection supervisée (SIS) du centre-ville de Montréal, demeure intouché à ce jour. «Je n’ai jamais eu peur», dit-elle de sa voix posée. Au fil des mois, la confiance s’est tissée au r ythme où les dessins des usagers décoraient les armoires blanches. Comme ce portrait de l’infirmière, souriante, tracé à l’encre bleue sur un Post-it.
Juin marquera le premier anniversaire du SIS de l’organisme communautaire Cactus. Ces derniers mois, ses artisans ont distribué autre chose que des seringues propres: de la dignité et de la santé.
« Notre rôle premier, avant de leur enseigner à ne pas contaminer la seringue, c’est de jaser, de créer un lien», explique la jeune infirmière, recrutée alors qu’elle terminait sa formation universitaire. Elle avait surtout de l’expérience… en CHSLD!
Élaine Polflit obser ve que le SIS est devenu «l’antichambre» du système de santé.
Elle en est la gestionnaire, «chef de l’administration de programme», dans le langage officiel. «Certains pouvaient avoir des enjeux de santé depuis des années. On les accompagne, c’est une réconciliation», constate celle qui travaille en itinérance et en toxicomanie depuis plus de 10 ans. «Certains ont trouvé un appartement, consomment moins, leur vie s’améliore. »
La naloxone, cet antidote aux surdoses, a dû être administrée quelques fois. Ici, on sauve parfois des vies, faut-il le rappeler. Au quotidien, une multitude de maux, petits et grands, occupe les professionnelles de la santé. Soigner des plaies, dépister des infections transmissibles sexuellement et par le sang (ITSS) et les traiter, reconnaître les symptômes d’une autre maladie et trouver les soins requis. Et bien sûr, accompagner vers les services appropriés toute personne qui exprime le désir d’en finir avec la dépendance.
Avec le fentanyl qui circule et contamine les différentes drogues, l’inquiétude est palpable. «On s’attend à une augmentation des surdoses pendant l’été », admet Cassandra Dupont.
Les usagers sont inquiets. Quand ils changent de fournisseur ou qu’ils ont un doute, ils préfèrent venir au SIS plutôt que s’injecter seuls.
«
Certains ont trouvé un
» appartement, consomment moins, leur vie s’améliore Élaine Polflit, chef de l’administration de programme
Une présence rassurante
La distribution de matériel stérile débute à 14h. Les habitués entrent par l’entrée presque anonyme donnant sur une petite rue perpendiculaire à Sainte-Catherine. C’est à 16 h que le SIS à proprement parler ouvre. Il opère toute la nuit.
Impossible pour une journaliste de rester après 16 h, quand les usagers commencent à affluer. On tient mordicus à la confidentialité ici, craignant de s’aliéner une confiance durement gagnée. Le CIUSSS a refusé toutes les demandes des médias.
Sous pseudonyme, les usagers sont admis dans la salle d’injection à proprement parler, qui compte dix cubicules. «On leur demande ce qu’ils ont consommé et ce qu’ils viennent consommer», explique Cassandra Dupont. Si des risques sont perçus, on discute. Sans tenter de convaincre qui que ce soit. Lors de l’injection, les infirmières attendent d’y être invitées pour s’approcher et répondre aux besoins exprimés. Les usagers ont aussi une salle de repos, puis partent par une autre porte.
Il y a ici de 50 à 80 injections par soir. En très grande majorité par des hommes. Les femmes fréquentent davantage l’unité mobile, un camion qui arpente les rues du centre-ville.
Le service reste utilisé en deçà de sa capacité maximale. La fréquentation augmente chaque mois. Elle n’a pas diminué avec l’ouverture des autres centres, ceux de Dopamine (Hochelaga) et de Spectre de rue (Centre-Sud), plus petits.
Meilleur voisinage
Devant les bureaux administratifs de Cactus, à quelques pâtés de maisons, des employés et des usagers constatent que le SIS a eu un effet incontestable sur les relations avec le voisinage.
Jérôme, qui siège au conseil d’administration, montre fièrement la ruelle attenante aux lieux. Bientôt, il participera à l’implantation d’une ruelle verte, dit-il fièrement. «On va récupérer des bacs, on a des partenaires, ça va être vraiment beau!»
La boîte vocale de Sylvie est plus calme aussi, car il y a moins de résidents mécontents à cause de seringues souillées ou d’un homme endormi dans leur portique. «Je sortais chaque fois avec ma petite boîte et mes pinces pour ramasser les seringues », raconte-t-elle.
« Le côté attractif, on ne l’a pas vu », dit Élaine Polflit.
La directrice générale de Cactus, Sandhia Vadlamudy, confirme que le SPVM n’a pas enregistré plus d’appels au 911 ni de crimes dans le secteur. Même chose du côté des plaintes à la Ville. «Nos patrouilles ramassent encore des seringues, mais il y en a nettement moins», se réjouit-elle.
Le comité de suivi avec le voisinage a permis d’apporter des modifications, notamment améliorer l’éclairage de nuit dans la rue du SIS. Une brigade s’assure aussi de sa propreté.
Avec l’arrivée de la belle saison, des actions pour diminuer le bruit seront menées.
«On peut enfin offrir soutien et soins au moment le plus critique, alors que la contamination des drogues est de plus en plus présente », dit Mme Vadlamudy.
Elle souhaite que les heures d’ouverture du SIS soient élargies. «Pour des utilisateurs d’opiacés, le manque est élevé le matin, on arrive un peu tard », remarque-t-elle.
Autonomie infirmière
Élaine Polflit a bien d’autres idées, comme obtenir des places dédiées dans un établissement en traitement de la dépendance pour ses usagers, traiter l’hépatite C sur place ou encore prescrire la prophylaxie contre le VIH. Elle souhaite aussi offrir incessamment la possibilité aux usagers de tester leur drogue pour détecter la contamination au fentanyl.
La présidente du plus grand syndicat infirmier, la FIQ, est en pleine tournée du Québec. Nancy Bédard s’est arrêtée au SIS la semaine dernière, en même temps que Le Devoir. «Cassandra, c’est la première à me confier qu’elle a le temps d’avoir un rapport humain avec les patients», constate-telle, impressionnée par le modèle qui «met à profit toute la compétence des infirmières».
Autonomie infirmière, vous dites? Au point où les médecins qui venaient y faire quelques heures de bureau par semaine ont été remerciés. On les appelle… au besoin.