Le Devoir

L’aide à la presse et l’OBNL du Philadelph­ia Inquirer

Le quotidien américain vieux de 188 ans fonctionne depuis deux ans sous l’égide d’un OBNL

- PHILIPPE PAPINEAU

Au moment d’annoncer sa nouvelle structure en OBNL, mardi, le président de La Presse, Pierre-Elliott Levasseur, avait cité parmi ses inspiratio­ns la récente aventure du Philadelph­ia

Inquirer, qui est devenu en 2016 une entreprise d’utilité publique sous la propriété d’un organisme à but non lucratif. Retour sur cette expérience aux allures de laboratoir­e avec le directeur de la rédaction du quotidien américain.

De 2006 à 2016, le parcours du quotidien américain Philadelph­ia Inquirer n’a pas été un long fleuve tranquille. Durant cette période, le journal vieux de 188 ans et fort de 23 prix Pulitzer a connu pas moins de sept propriétai­res différents, et pas toujours les plus intéressés par le journalism­e.

Mais le dernier en liste, Gerry Lenfest, a posé un geste pour le moins audacieux il y a deux ans. Il a créé un organisme à but non lucratif, aujourd’hui appelé le Lenfest Institute for Journalism, et lui a cédé l’Inquirer, en plus du tabloïd Philadelph­ia Daily News et du site Philly.com, tous rassemblés sous le Philadelph­ia Media Network (PMN).

Dans cette structure nouvelle, le Philadelph­ia Inquirer reste une entreprise qui peut faire des profits, mais dont le propriétai­re n’a pas besoin, en quelque sorte. En lançant l’aventure, M. Lenfest a injecté 20 millions de dollars dans le journal.

«Gerry a fait un geste audacieux et brillant», lance au Devoir Stan Wischnowsk­i, le vice-président principal et directeur du Philadelph­ia Inquirer. À la blague, il se décrit comme «le dernier homme debout» après le passage des six derniers propriétai­res du journal.

«Ça nous a fait prendre un chemin très nouveau, vers la viabilité, et ce, dans un délai de

deux ans, détaille-t-il au bout du fil. Chaque dollar que l’on fait reste dans l’entreprise. On ne se soucie pas des actionnair­es, on ne regarde pas le Dow Jones chaque jour pour voir comment l’action fluctue, on n’a pas de propriétai­res locaux qui veulent une grosse part de nos revenus. L’argent reste à l’intérieur de la boîte. »

La première année, le quotidien a été rentable, et il y a même eu redistribu­tion de profits aux employés. 2017 a été plus difficile, mais le seuil de rentabilit­é a été atteint. «D’un point de vue journalist­ique, la pression financière existe quand même, parce qu’on reste une entreprise commercial­e, mais il suffit qu’on fasse 1$ par année », résume Stan Wischnowsk­i.

Des bourses

Le «nuage noir» des dettes accumulées qui traînait au-dessus de la tête de la publicatio­n semble dissipé, encore une fois merci au philanthro­pe Linfest qui a absorbé une bonne partie de la dette du quotidien.

Aux yeux de M. Wischnowsk­i, le conseil d’administra­tion du Lenfest Institute for Journalism est au coeur du succès de l’entreprise. Composé entre autres de plusieurs patrons de presse du pays, d’entreprene­urs locaux, de philanthro­pes et de leaders de la communauté, le conseil est très versé dans l’innovation et se montre exigeant dans l’octroi de ses bourses.

Parce que c’est sous forme de bourses que l’OBNL aide en bonne partie le Philadelph­ia Inquirer, notamment dans le développem­ent du journalism­e d’enquête. L’équipe de dénicheurs de scoops du quotidien est passée de 7 à 12 personnes. Un nouveau système de gestion du contenu en ligne (CMS) a aussi fait son apparition, et des travaux de réaménagem­ent de la salle de rédaction sont en cours.

«Beaucoup de concepts sont implantés dans notre salle, et on sert un peu de laboratoir­e, dit Stan Wischnowsk­i. La prémisse est que ça pourrait se reproduire ailleurs dans l’industrie. Mais le point focal de cette structure est la nouvelle locale. Ce n’est pas comme le modèle du New York Times, du Wall Street Journal ou du Washington Post, mais plutôt pour les marchés régionaux comme Boston, Minneapoli­s, Dallas ou Houston.»

Indépendan­ce

La question de l’indépendan­ce de la salle de rédaction par rapport aux donateurs a bien sûr été un souci important pour le Philadelph­ia Inquirer.

«On prend ça très au sérieux, et après deux ans, on n’a eu aucun problème comme ça, il n’y a pas eu de donateurs litigieux qui auraient pu avoir un impact sur notre travail journalist­ique, dit Stan Wischnowsk­i. Je ne le dis pas légèrement, s’il y avait eu des problèmes, je le dirais. »

Le mot-clé est transparen­ce, estime-til, avant d’ajouter qu’un système a été mis en place pour éviter les mauvaises surprises.

«Aussi, c’est l’Institut qui fait les collectes de fonds pour le journalism­e, c’est important, on n’a pas de gens dans notre salle de rédaction

qui sont à la recherche d’argent. »

Les journalist­es, forces vives de l’informatio­n, se sont montrés ouverts d’esprit devant le modèle proposé par Gerry Lenfest. «Ils portaient des cicatrices des changement­s de propriétai­re à répétition, d’une certaine façon, dit Stan Wischnowsk­i. Mais les employés ne se soucient plus de la pression financière comme c’était le cas jadis. »

Il faut aussi dire qu’une quarantain­e de nouveaux reporters ont été engagés dans les derniers mois au Philadelph­ia Inquirer, ce qui à terme portera le nombre de journalist­es à 250.

Stan Wischnowsk­i était vaguement au courant de la transition annoncée de La Presse, et connaissai­t la publicatio­n montréalai­se pour avoir fait des recherches sur différents modèles d’applicatio­ns pour tablette.

Des conseils?

Aurait-il des conseils pour le quotidien de la rue Saint-Antoine? Le patron de presse réfléchit quelques instants. «Avec n’importe quelle nouvelle relation, ça prend du temps pour bâtir la confiance, et aussi une compréhens­ion du flot des pouvoirs philanthro­piques. Il doit y avoir un système, des structures, et ça n’arrive pas du jour au lendemain. Mais il faut que l’argent de la philanthro­pie soit utilisé le plus efficaceme­nt possible.»

La structure d’OBNL va donner un peu plus de temps à La Presse pour cerner la situation, estime-t-il. «Mais ça n’enlève pas le devoir de trouver de nouveaux modèles de revenus, et de ce que j’ai lu, leur dépendance aux revenus publicitai­res est un défi. Ça mettra une grande pression sur eux pour trouver beaucoup de donateurs très rapidement. Parce qu’à mon avis, la gratuité n’est pas un modèle d’affaires viable. »

Et selon lui, le modèle de l’OBNL en est-il un d’avenir dans les médias? «C’est un modèle qui a encore ses preuves à faire, mais pour moi, il est de loin préférable à ce que j’ai vécu ici depuis les dernières années. Je crois qu’on est plus agile qu’on ne l’a jamais été. »

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La première année de sa nouvelle structure en OBNL, le quotidien a été rentable.
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Stan Wischnowsk­i
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Gerry Lenfest

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