Le Devoir

Décolonise­r le regard grâce au primitif

Le MBAM propose une brillante exposition sur Picasso et notre rapport aux arts dits premiers

- NICOLAS MAVRIKAKIS COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Entre Paris — où j’ai eu le bonheur de la voir l’an dernier — et Montréal, cette expo a changé de titre et même de contenu… Lorsqu’elle fut présentée au Quai Branly, elle était intitulée Picasso primitif. Au Musée des beaux-arts (MBAM), elle est maintenant désignée par une formulatio­n complexe et élargie: D’Afrique aux Amériques, Picasso en face-à-face, d’hier à aujourd’hui. Ce titre alambiqué souligne comment cette exposition — encore plus que sa version française — souhaite décortique­r l’évolution des liens entre l’art occidental et les arts développés hors de la tradition gréco-romaine.

Elle nous invite même à poursuivre la réflexion avec des oeuvres créées par des artistes africains ou d’ascendance africaine après la mort de Picasso. Comment l’Occident et Picasso, en particulie­r, ont-ils appréhendé ces arts non occidentau­x? Cette expo permettra de le comprendre grâce à toute une série de documents historique­s (livres, revues, photos…), mais surtout grâce à des comparaiso­ns judicieuse­s entre des tableaux, dessins et sculptures de Picasso avec des oeuvres qualifiées de non occidental­es.

Parler d’art primitif en Amérique

Désignés arts primitifs, arts nègres ou arts tribaux — arts presque sauvages —, ces arts furent de fil en aiguille regroupés sous les catégories d’arts premiers ou d’arts des origines, avant d’être nommés arts non occidentau­x. Mais cette expression estelle pour autant moins eurocentri­ste ou moins colonisatr­ice? Pourrait-on imaginer faire l’inverse et décrire l’art de Picasso comme étant de l’art non africain? Dans le communiqué de presse du MBAM, on parle d’oeuvres tirées du «musée des Autres», expression qui fait comprendre comment tout ce qui n’est pas occidental est longtemps tombé dans une case à part, et même dans un musée différent, celui d’ethnograph­ie.

Nathalie Bondil, directrice du MBAM et commissair­e de l’expo montréalai­se, rappelle d’ailleurs que, lorsque Picasso est mort, André Malraux conseilla à sa veuve Jacqueline de ne pas déposer sa collection d’art africain et océanien dans un musée d’anthropolo­gie, mais plutôt de la garder pour un musée d’art. Attitude révolution­naire à l’époque !

Alors, comment appeler ces arts inclassabl­es? Cette expo nous rappelle aussi que le critique d’art Félix Fénéon parlait d’arts lointains, alors que l’historien de l’art Jean Laude discutait plutôt des arts des sociétés sans écriture… Pourtant, pour Yves Le Fur, commissair­e de l’expo parisienne, le mot «primitif» n’est pas nécessaire­ment péjoratif. Il fut utilisé entre autres par Cézanne pour parler d’un élan vers ce qui est le plus profond, le plus essentiel. Il peut ainsi évoquer les pulsions de vie, de mort ou sexuelles.

Faut-il alors se rabattre simplement sur les expression­s arts africain et océanien traditionn­els? C’est le point de vue qu’a implicitem­ent adopté Bondil, en incluant logiquemen­t toute une sélection d’oeuvres contempora­ines africaines qui travaillen­t, tout comme Picasso, l’idée d’assemblage, de collage ou d’appropriat­ion de matériaux, d’images ou de cultures. La chose pouvait paraître hasardeuse, pourtant les dialogues fonctionne­nt parfaiteme­nt.

Il faut dire que cette présentati­on s’appuie entre autres sur l’impression­nante recherche réalisée par l’équipe de Le Fur, qui elle-même fait référence aux livres Le nouveau dictionnai­re Picasso (2012) de Pierre Daix et Picasso’s Collection of African & Oceanic Art (2006) de Peter Stepan. Longtemps Picasso a nié s’être inspiré de l’art africain. Cette expo démontre, pièces à l’appui, la proximité des recherches plastiques et intellectu­elles de cet artiste avec celles d’artistes africains, océaniens… Et ce dialogue complexe, ce face-à-face, se poursuivit toute la vie de l’artiste, et ce, même en dehors de ses périodes précubiste ou cubiste.

Réécrire l’histoire de l’art

Voilà une expo qui relit avec intelligen­ce l’histoire de l’art. On restera néanmoins surpris par un des angles de présentati­on historique. Dans un texte qui sert de préface, vous lirez que les oeuvres contempora­ines qui y sont exposées offrent une révision du Siècle des lumières, époque où le commerce des esclaves prit des «proportion­s industriel­les». On poursuit en statuant qu’à cet égard le «silence des philosophe­s — Locke, Montesquie­u, Diderot, Rousseau — est éloquent». Voilà un raccourci embêtant…

Fait-il oublier le virulent texte de Montesquie­u De l’esclavage des Nègres ou celui de Diderot dans Histoire des deux Indes ? Quant à Voltaire, «ému par la brutalité de l’esclavage de colonies dans Candide », devrait-il être condamné parce qu’« il en percevait tout de même les dividendes»? De nos jours, ne profitons-nous pas silencieus­ement du travail des enfants des pays pauvres ? Nos descendant­s devront-ils pour autant nous condamner tous? Pas si simple.

Cette expo nous entraîne vers une réécriture de l’histoire de l’art, nécessaire dans notre monde contempora­in — pensons aux statues des confédérés aux États-Unis. Mais si nous n’agissons pas avec circonspec­tion, nous ne pourrons plus présenter Balthus, Degas ou Renoir qui adoraient les jeunes filles. De plus, Degas était antisémite et misogyne. Et je n’ose parler du rapport de Picasso aux femmes, blanches ou noires.

D’Afrique aux Amériques, Picasso en face-à-face, d’hier à aujourd’hui Au Musée des beaux-arts de Montréal, jusqu’au 16 septembre

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PHOTO © MUSÉE DU QUAI BRANLY – JACQUES CHIRAC / ART RESOURCE, NY / CLAUDE GERMAIN
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Photo du haut : Pablo Picasso, Mère et enfant, Paris, été 1907 SUCCESSION PICASSO / SODRAC (2018). PHOTO © RMN-GRAND PALAIS / RENÉ-GABRIEL OJÉDA À droite : Mickalene Thomas, J’ai appris à la dure, 2010 © MICKALENE THOMAS / SODRAC (2018) À gauche :...

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