Le Devoir

La déclaratio­n d’amour de Gilles Jacob au Festival de Cannes

L’ex-président des lieux consacre un dictionnai­re aux petites anecdotes et aux grands moments qui ont fait l’institutio­n cinématogr­aphique

- FABIEN DEGLISE LE DEVOIR

Le paradoxe est aussi prévisible qu’amusant: depuis des lunes, la relation entre le Festival de Cannes, qui a remis ses paillettes en marche sous les flashs des photograph­es cette semaine pour une 71e édition, et Hollywood, haut lieu du rêve mis en pellicule, a toujours navigué entre l’amour et la haine.

Et rien n’est plus normal. C’est que l’un a besoin des films de l’autre pour donner du coffre, du faste, du glamour à son événement. Et l’autre se demande bien ce qu’il irait « faire au Festival, surtout en compétitio­n», avec le risque de vivre l’affront public d’une Palme lui passant sous le nez «au profit d’un petit film d’auteur devant un jury internatio­nal aux goûts peu discernabl­es», résume Gilles Jacob, ex-délégué général et ex-président de l’illustre messe du cinéma mondial et auteur du Dictionnai­re amoureux du Festival de Cannes, une déclaratio­n d’amour en 800 pages à un lieu, à une instance de valorisati­on, à ses artisans, à ses stars, à sa conception du cinéma, à son passé et aussi à son avenir que Cannes, y compris dans l’euphorie des prochains jours qui vont faire de la ville du sud de la France l’épicentre du septième art, ne devrait jamais tenir pour acquis, dit-il.

«Rien n’est éternel, lance au téléphone Gilles Jacob, joint il y a quelques jours par Le Devoir. Cannes a une avance très forte sur les autres festivals, parce qu’il a le marché du film le plus important du monde associé à un volet artistique d’envergure. Mais il a des concurrent­s sérieux», dont le Festival internatio­nal du film de Toronto, pointe-t-il, comme une nouvelle flamme vers laquelle Hollywood pourrait bien un jour se tourner pour entamer une nouvelle relation, comme dirait l’autre.

«Hollywood n’a jamais voulu faire un festival internatio­nal parce qu’il en serait toujours l’unique gagnant, dit l’homme qui a côtoyé, enlacé, embrassé les plus grandes stars du monde au sommet des marches du Palais des festivals pendant ses 13 années de présidence.

Toronto, un concurrent

Par contre, Hollywood ne boude pas Toronto, parce que l’endroit est proche de Los Angeles, parce qu’on y parle la même langue et parce que, mieux que Cannes, l’événement est bien placé dans l’année pour le début de la campagne des Oscar. En plus grand nombre année après année, les agents, les acheteurs, les acteurs, les vedettes sont là. Ce qu’il manque à Toronto, c’est une compétitio­n de films. Et si cela devait s’y ajouter, alors Toronto deviendrai­t un concurrent estimable et sérieux» au vieux festival du Vieux Continent.

Mais tout ça, ce ne sont que des «si» avec lesquels on peut mettre autant Cannes en bouteille que faire naître l’illusion sur un grand écran dans une salle obscure, une magie que l’homme connaît bien pour l’avoir dé couverte en 1964, lors de son premie festival. Gilles Jacob était alors jeune journalist­e à la revue Cinéma 64. I est ensuite passé à L’Express. «C’étai l’émerveille­ment, se souvient-il. J’ar rivais dans le temple du cinéma, je rencontrai­s des metteurs en scène Un cinéphile comme moi était com blé. Il y avait aussi moins de monde qu’aujourd’hui, pas de sécurité, pa de gardes du corps, juste un événe ment artistique. C’était beaucoup plus agréable.»

Depuis 1978, année où, comme re cruteur d’aspirants à la Palme d’or Gilles Jacob a fait fi de la politique in ternationa­le pour présenter à Canne L’homme de marbre du Polonais An drzej Wajda, alors censuré dans son pays — le film a reçu le prix de la Fé dération internatio­nale de la presse cinématogr­aphique cette année-là — Cannes a effectivem­ent bien changé dit-il, en assumant sa part de respon sabilité. «En matière de sécurité, on prêche aujourd’hui par le trop-plein dit-il. Quand les stars débarquent

Cannes, elles sont entourées de leur garde du corps, des gardes du corps de leur studio, de la protection du Festival, de la protection de la Ville et de la police nationale. Cela, en plus des tireurs d’élite sur les toits qui surveillen­t en permanence le site. Du coup, le public a plus de chances de voir un garde du corps qu’une vedette» qui devient dès lors plus accessible sur l’écran d’un téléphone ou d’une télévision que dans la rue et au coeur de toutes ces mondanités cannoises.

Cet autre paradoxe est savoureux, mais pas suffisant toutefois pour briser son histoire d’amour avec l’événement qui, dit-il, reste un «agrément, même s’il y a trop de monde». «Pendant douze jours, Cannes rassemble des gens du monde entier qui ont en commun la passion du cinéma. Ceux qui font de l’art le montrent, ceux qui le mettent en marché se rencontren­t, et tout ça se passe dans une atmosphère de vacances, même si le travail est dur. Cannes, c’est comme une pile que l’on recharge sous le soleil de la Côte d’Azur et qui redonne au cinéma mondial un regain d’énergie pour le reste de l’année», tout en nourrissan­t chez certain, comme Gilles Jacob, les racines d’un amour éternel.

Hollywood n’a jamais voulu faire un festival internatio­nal parce qu’il en serait toujours » l’unique gagnant GILLES JACOB

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VALERY HACHÉ AGENCE FRANCE-PRESSE L’ex-président du Festival de Cannes, Gilles Jacob, à la 70e édition en 2017
 ??  ?? Dictionnai­re amoureux du Festival de Cannes Gilles Jacob, Plon, Paris, 2018, 820 pages
Dictionnai­re amoureux du Festival de Cannes Gilles Jacob, Plon, Paris, 2018, 820 pages

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