Le Devoir

Les voyages endeuillés de Laure Bouvier

À la manière d’une discussion qui s’étire, Suite argentine est un roman qui en cache plusieurs autres

- DOMINIC TARDIF COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Si l’art de la conversati­on est en voie de disparitio­n, Laure Bouvier en est rien de moins qu’une résistante. Suite argentine, le troisième roman de l’auteure de Tanisi (2012), ondoie entre différents sujets, passe d’une considérat­ion à l’autre, serpente entre le social et l’intime, à la manière d’une discussion qui s’étirerait après le repas, en fin de soirée. Que ses longues phrases zigzagante­s rappellent les routes étroites du nord-ouest de l’Argentine, où sa narratrice se réfugie afin de traverser le deuil de son mari, ne tient peut-être pas du hasard.

«L’art nous requiert tout entier, et le brouillard est loin d’être dissipé. C’est en effet toujours le néant dans ma tête, et le jour où je pourrais me remettre à inventer en écrivant me paraît aussi lointain que l’autre côté des hautes montagnes qui nous entourent», explique d’emblée la voyageuse, qu’accueille là-bas sa meilleure amie expatriée.

Serait-on en présence ici d’un aveu, d’une façon à peine voilée de signaler la nature personnell­e de cette fiction, se déployant à la manière d’un calepin rempli de microportr­aits de ceux qui croiseront le chemin de l’écrivaine Élise Paradis? Ça ressemble pas mal à ça, oui.

Mais ce n’est pourtant que par petites touches rapides, dans une perspectiv­e pudique aux antipodes de l’écriture de soi, que Bouvier compose son personnage principal, entre de longs passages consacrés, en vrac, au récit de l’invasion espagnole du XVIe siècle, aux confidence­s d’une vieille dame dont la famille a beaucoup souffert du règne de la junte militaire et à des commentair­es sur l’oeuvre de Borges.

Plusieurs romans se cachent donc sous la couverture de cette Suite argentine. De retour à Montréal après son séjour dans le Sud, Élise s’installe à la campagne, vit une amourette avortée (et une sorte de relation à trois) à New York avec un peintre célèbre, puis exhume d’un vieux coffre un secret de famille d’une gravité dont on ne se remet pas rapidement. Une accumulati­on donnant parfois à ce livre l’allure d’une table sur laquelle on aurait déposé trop de plats.

Sommes-nous bien en présence d’un roman, en fait? Laure Bouvier semble, elle, n’avoir que faire de ces considérat­ions. «Pourquoi perdre son temps à se demander si tel texte est un roman ou une nouvelle plus ou moins longue, ou encore une novella?» écritelle, comme pour se dédouaner préventive­ment. Donnons-lui au moins en partie raison: que son roman n’en soit pas exactement un ne gâche en rien le charme de ces carnets d’une femme certes endeuillée, mais pas au point de cesser de s’émerveille­r.

Réflexion faussement légère autour de la mémoire et des chemins étonnants sur lesquels elle propulse celles pour qui dire oui au futur équivaudra­it à renier le passé, Suite argentine affiche l’élégance d’une douce conversati­on à bâtons rompus. Une conversati­on dont la profondeur se mesurerait moins à ce que notre interlocut­rice nous a révélé à son sujet qu’au plaisir momentané d’avoir pu contempler le monde à travers ses yeux.

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MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR Le troisième roman de l’auteure ondoie entre différents sujets, passe d’une considérat­ion à l’autre, serpente entre le social et l’intime.
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Laure Bouvier, Marchand de feuilles, Montréal, 2018, 320 pages
Suite argentine ★★★ Laure Bouvier, Marchand de feuilles, Montréal, 2018, 320 pages

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