Mon frère, ce héros
Entre souvenirs d’enfance et Herman Melville, Daniel Pennac rend hommage à Bernard, ce grand frère qui l’a fait entrer dans le monde des mots
Les grandes passions, les vocations rayonnantes prennent parfois racine autour de petites choses, comme les collations quotidiennes après l’école.
Le romancier Daniel Pennac appelle ça forcément le «goûter» et se souvient de ceux qu’il partageait avec son frère Bernard, à Djibouti — où il a passé une partie de son enfance. Lui avait cinq ans, l’autre dix, et ces moments entre les deux étaient devenus un rituel « où le langage l’emportait sur le goûter proprement dit ».
C’est que le grand frère forçait le plus petit à élaborer des phrases «prodigieusement alambiquées» à cette étape de développement d’un p’tit gars, et ce, pour obtenir ce fragment de repas censé aider l’estomac à attendre le suivant.
Des « mélodies laudatives et suppliantes» dont «il m’apprenait la plupart des mots et qui chaque jour s’allongeaient un peu plus», écrit-il dans Mon frère, récit personnel et délicieux qui rend hommage à cet aîné, aujourd’hui disparu, qui a sensibilisé très tôt Daniel Pennac à la valeur des mots, à la richesse de leur combinaison et surtout au monde des livres. Sans l’un, l’autre n’aurait peut-être pas été le même, et il n’aurait pas eu, non plus, le même style.
Du style: l’exercice de mémoire n’en manque pas d’ailleurs en dévoilant en alternance deux mondes éloignés. En apparence. D’un côté, les petits bouts de vie partagés entre Daniel et Bernard, des bribes de conversation, des détails circonscrivant la psychologie de ce «frangin» pas très bavard, mais très présent.
De l’autre, Bartelby le scribe, texte de Herman Melville, que Daniel Pennac a monté et joué dans un théâtre à Paris il y a quelques années et dont il se souvient ici en puisant abondamment dans cette drôle d’histoire, celle d’un clerc embauché dans une étude de notaire et qui va finir par imposer une présence étrange en étant là, avec ses biscuits au gingembre, sans être vraiment là.
«Le désir de monter au théâtre le Bartleby de Melville m’est venu un jour que je pensais à mon frère Bernard», pose Daniel Pennac dans l’incipit. Plus loin, le petit frère se fait plus précis: « Bartelby m’était une compagnie qui palliait — inexplicablement, dans une très faible mesure, comme une allusion — l’absence de mon frère», écrit-il, en avouant son «grand plaisir à pétrir la phrase de Melville ».
Loin de son côté « hussard » et de l’imaginaire ludique qu’il a posé sur papier le siècle dernier, Daniel Pennac se rapproche plus avec Mon Frère de l’introspection de son Journal d’un corps (2012) ou de son Chagrin d’école, pour lequel il a décroché un prix Renaudot en 2007. Pas question de se prendre au sérieux, ici, l’oeuvre laisse surtout la beauté des mots donner cette matérialité à un spectre fraternel avec lequel le romancier doit aujourd’hui vivre.
La tristesse et l’angoisse du vide y sont magnifiquement dépassées et laissent surtout la place à une réflexion simple et sensible sur la part de l’autre en soi et sur le mystère de ces attachements familiaux, de ces liens solides qui s’installent entre des êtres capables au bout d’une vie passée ensemble de se connaître, oui, mais finalement très peu.
«Je ne sais rien de mon frère mort si ce n’est que je l’ai aimé, écrit Daniel Pennac. Il me manque, comme personne, mais je ne sais pas qui j’ai perdu. »
Je ne sais rien de mon frère mort si ce n’est que je l’ai aimé.
Il me manque, comme » personne, mais je ne sais pas qui j’ai perdu. DANIEL PENNAC