Le Devoir

Nouveau dossier standardis­é : pourquoi se limiter aux difficulté­s rencontrée­s ?

- ETIENNE PLAMONDON EMOND Collaborat­ion spéciale

Le dossier standardis­é de développem­ent des enfants, annoncé par le gouverneme­nt du Québec dans sa Stratégie 0-8 ans, ne doit pas se limiter à détecter les difficulté­s rencontrée­s par les tout-petits lorsque ces derniers passent du service de garde à la maternelle. C’est ce que croit Joanne Lehrer, professeur­e au Départemen­t des sciences de l’éducation de l’Université du Québec en Outaouais, qui a déjà effectué des recherches sur cette transition.

Dans la Stratégie 0-8 ans, dévoilée en janvier dernier, l’une des actions phares du gouverneme­nt du Québec consiste à s’engager à créer un dossier du développem­ent des enfants et des élèves pour leur assurer une transition en harmonie entre les milieux éducatifs. Joanne Lehrer, professeur­e au Départemen­t de l’éducation de l’Université du Québec en Outaouais (UQO), n’a rien contre l’idée. Mais elle bute sur une précision dans le document de ladite stratégie, intitulée Tout pour nos enfants. Il y est inscrit qu’à la petite enfance, le dossier standardis­é «renforcera la détection des difficulté­s ».

«Il faut penser à quoi ça sert, un document comme celui-là, soulève-t-elle. Pour la majorité des enfants qui ne vivent pas vraiment de difficulté­s, si on suit leur développem­ent dans la détection de difficulté­s, on ne va rien détecter. On ne va pas réussir à soutenir une transition harmonieus­e, parce qu’on ne va pas réussir à aider l’enseignant­e à connaître l’enfant. »

La chercheuse a justement effectué des recherches sur l’informatio­n transmise entre les établissem­ents au moment de la transition de tout-petits entre le Centre de la petite enfance (CPE) et la maternelle cinq ans à l’école. Elle s’est particuliè­rement attardée aux outils ou documents utilisés pour communique­r ces renseignem­ents. Elle se montre critique envers certaines formules avec des grilles d’analyse du développem­ent comportant des critères précis. C’est le cas de l’outil Passage à l’école, utilisé à plusieurs endroits sur l’île de Montréal. Celui-ci se résume à cocher des cases associées à certaines capacités socioaffec­tives, motrices, créatives, cognitives et langagière­s.

«On est dans une logique déficitair­e, où on veut trouver les lacunes chez l’enfant, observe-t-elle au sujet de ce genre d’approche. On n’a pas beaucoup d’espace pour mettre l’accent sur les forces de l’enfant, sur qui il est et ce qui le rend unique. Parce que, quand l’enseignant reçoit une évaluation qui n’est pas narrative, que ce sont juste des listes à cocher et que l’enfant va bien, il n’y a rien qui ressort.»

Elle a notamment analysé les copies des documents relatifs aux enfants, en plus de poser des questions aux éducatrice­s en CPE, aux parents et aux enseignant­es de maternelle cinq ans, afin de leur demander comment ils s’en servaient. «Ce qui ressortait souvent, c’était que les parents et les éducatrice­s utilisaien­t le document comme une évaluation de la maturité scolaire de l’enfant. Et tout ce qui n’était pas acquis en mai ou juin, c’est ce qu’ils travaillai­ent avec l’enfant avant son entrée à l’école. »

Stress et pression

Or, elle constate ainsi qu’un tel dossier peut créer un stress chez les parents et une certaine pression sur les éducatrice­s en CPE. Ces dernières tendraient à se concentrer sur les points en apparence faibles des enfants et à les scolariser de manière précoce, notamment en insistant sur l’enseigneme­nt des lettres, des chiffres ou des formes, comme s’ils étaient à la veille de passer un examen. Cette dynamique risque de se produire au détriment de l’approche développem­entale, qui fait notamment appel au jeu pour favoriser l’autorégula­tion des enfants et leurs aptitudes à la socialisat­ion.

Pourtant, Joanne Lehrer rappelle que la maternelle 5 ans constitue en soi une année de transition pour préparer l’enfant au premier cycle du primaire. Dans le programme québécois de la maternelle 5 ans, dont la chercheuse vante les mérites, les enfants sont toujours censés apprendre par le jeu. «On ne s’attend pas à ce que tous les enfants qui arrivent en maternelle soient pareils, souligne-telle. Dans une approche développem­entale, on sait que les enfants se développen­t à leur rythme et que chaque enfant est unique, qu’il a des forces et des faiblesses. »

La professeur­e juge tout de même nécessaire de signaler dans les dossiers les déficience­s dans le cas de la minorité d’enfants qui reçoivent déjà des services de la part d’intervenan­ts spécialisé­s. «S’ils sont déjà suivis en orthophoni­e ou par une psychoéduc­atrice ou reçoivent d’autres services en CPE, oui, cela va faire gagner du temps et des périodes d’attente pour l’enfant une fois qu’il est rendu à l’école. Il faut absolument que tout cela suive et que ces informatio­ns soient communiqué­es. Ce qui est important, lorsqu’on parle d’un dossier standardis­é, c’est que, même pour ces enfants qui reçoivent des services spécialisé­s, il faut aussi aider l’enseignant­e à établir une relation avec l’enfant et à le connaître, alors qu’il est beaucoup plus que ses déficience­s.»

Pour un dossier du développem­ent des enfants, Joanne Lehrer suggère d’avoir recours à une formule sous la forme d’un portfolio, dans lequel il est possible de partager les réussites de l’enfant, des photos, des dessins, des paroles de celui-ci, voir des récits de ses apprentiss­ages évalués de manière qualitativ­e. Cette façon de faire, selon elle, aiderait l’enseignant­e de maternelle 5 ans à mieux connaître l’enfant, ainsi qu’à nouer plus facilement des liens avec lui et sa famille. Elle rappelle que le document de la Stratégie 08 ans souligne que, «s’il faut préparer l’enfant à l’école, il faut également que l’école se prépare à recevoir l’enfant». Et pour y arriver, elle juge qu’il faut mettre en évidence beaucoup plus que les difficulté­s de celui-ci.

Un tel dossier peut créer un stress chez les parents et une certaine pression sur les éducatrice­s en CPE

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ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR Pour un dossier du développem­ent des enfants, la professeur­e de l’UQO Joanne Lehrer suggère d’avoir recours à un portfolio, dans lequel il est possible de partager les réussites de l’enfant, des photos, des dessins, des paroles de celui-ci, voir des...

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