Mats Gustafsson, surtout, ne rien prévoir
À Victoriaville comme ailleurs, le saxophoniste se met en danger afin de mieux interagir avec les autres
Article numéro 1 de la charte de l’improvisateur, selon l’un des plus illustres représentants de la scène free jazz européenne, le saxophoniste Mats Gustafsson : «Tout est une question de respect et de confiance. Si t’as confiance en tes collègues musiciens sur scène, la musique suivra. » Ce week-end, au Festival international de musique actuelle de Victoriaville (FIMAV), nous pourrons valider deux fois plutôt qu’une la consigne alors que Gustafsson se produira avec son orchestre jazz avant-gardiste Fire!, puis au sein du trio noise qu’il forme avec Merzbow, pionnier du genre, et le batteur hongrois Balázs Pándi. Le port des bouchons pour oreilles est recommandé !
Musicien et performeur depuis une trentaine d’années, le Suédois est aussi considéré comme un érudit des musiques improvisées en raison de sa collection de disques que l’on dit légendaire. Il n’estime pas sa taille en nombre d’albums amassés depuis l’adolescence et aujourd’hui entreposés dans le soussol de sa maison en Autriche, mais enpoids:1,7tonnedevinyles, confiait-il au webzine britannique The Vinyl Factory.
«Le vinyle, c’est une maladie», concède Mats Gustafsson, qui a publié l’automne dernier un recueil d’entretiens avec d’autres célèbres «malades» (Mats Gustafsson. Discaholics! Record Collector Confessions Volume 1) tels que Thurston Moore et l’illustrateur-bédéiste Robert Crumb. «Mais il y a dans ça un côté thérapeutique, surtout avec toutes ces tournées. Il faut bien s’occuper quand on est loin de la famille. Certains musiciens visitent des musées, d’autres préfèrent s’enfermer dans leur chambre d’hôtel avec un livre. Moi, je pars à la chasse au vinyle. Ça me fait du bien. »
«De plus, enchaîne-t-il, ça m’aide dans mon travail : il y a tellement de choses inspirantes qu’on découvre dans les disques. Pour moi, c’est extrêmement important d’écouter beaucoup de musique, et de la musique variée — du jazz et des musiques improvisées, oui, mais aussi beaucoup de musiques du monde, de musique contemporaine… L’inspiration, l’envie de progresser, comme musicien, mais aussi comme être humain, se trouvent dans ces disques. »
Musicien autodidacte, fan de punk et de métal depuis l’adolescence, Gustafsson estime être aujourd’hui «un bien meilleur musicien et improvisateur qu’il y a 30 ans. Le jazz et les musiques improvisées, c’est une vie d’exploration dans le but de toujours chercher à devenir meilleur ». Sa propre discographie en témoigne : multipliant les projets en solo, avec ses deux orchestres «stables» que sont The Thing et Fire !, ou avec des collaborations plus ou moins ponctuelles, Mats Gustafsson a ainsi élargi son propre horizon musical, et celui du jazz et des musiques improvisées, sur plus d’une centaine d’albums portant son nom.
Sa production phénoménale n’a d’égale que l’énergie qu’il déploie, armé de son saxophone — ou de quelques vieux claviers, lorsqu’il performe avec l’ensemble fusion free jazz-rock Fire ! (Andreas Werliin à la batterie, Johan Berthling à la basse), qui a lancé un passionnant et contrasté sixième album en février dernier sur l’étiquette Rune Gramofon intitulé The Hands. Il s’agira de la toute première performance de Fire! en sol nord-américain.
Pas de compromis
«C’est dans la nature de ces musiques improvisées que de s’adonner à plusieurs projets différents à la fois, abonde Gustafsson. Personnellement, je juge important de revenir à mes deux groupes principaux, pour mieux pouvoir explorer autre chose ensuite. Je considère The Thing et Fire ! Comme des work in progress, et l’occasion de collaborer avec d’autres musiciens pour explorer d’autres facettes de mon travail. »
Ainsi, après le concert de Fire! samedi soir, le saxophoniste retrouvera Balázs Pándi et son vieil ami Masami Akita, alias Merzbow, bourreau de travail et de tympans: plus de 400 parutions à son nom, un corpus de musique bruyante, agressive, passionnée, qui passe de l’ambient à la musique industrielle. Que prévoir de cette performance? Le Suédois n’en a aucune idée, sinon qu’il s’imagine que ces deux concerts lui permettront de présenter deux facettes différentes de son travail.
«Avant une performance, il nous arrive de jaser musique. Parfois non. Parfois, on discute de la musique, parfois non. Avec Merzbow ou Fire !, j’espère seulement que le public reconnaîtra ma voix, ma façon de jouer. Si les résultats sonnent différemment, c’est parce que la chimie sur scène est différente. Ensuite, avec Merzbow, le résultat est plus bruyant, évidemment… Cependant, il y a des aspects “noise” dans Fire!, aussi, et des passages plus rythmés et structurés avec Merzbow. L’important, c’est qu’il n’y ait pas de compromis. »
« Ça va sonner cliché ce que je dis, mais chacun devrait se faire sa propre idée [de la qualité d’une performance]. À mes yeux, ce qui importe, c’est de développer mon propre langage dans chacun des projets auxquels je touche, et ne jamais compromettre ce que je suis comme musicien. En concert, on le sait, on le sent quand ça fonctionne, et l’auditoire aussi. Évidemment, les gens peuvent avoir une opinion différente, mais il y a toujours une certaine vérité objective dans la musique improvisée — et dans l’art en général. On sait si ça fonctionne ou pas. »
«Le truc, poursuit-il, c’est que si ça ne fonctionne pas sur scène, il faut user de son expérience, puiser dans ses émotions, pour s’arranger pour que ça fonctionne. C’est une responsabilité partagée entre musiciens. C’est précisément le défi de faire de l’art. Lorsque tu montes sur scène, tu ne sais pas si ça va cliquer. Moi, je serais horrifié de monter sur scène en sachant d’avance que ça va fonctionner. C’est pour ça que je fais de la musique improvisée: pour me mettre en danger et interagir avec les autres. »