Sophie Corriveau, par-delà la peau
La danseuse appelle à un éveil des sens par ses corps à corps avec la matière
Àla fois interprète, performeuse, créatrice, enseignante et conseillère artistique, Sophie Corriveau se décrit comme un amalgame de tous ces rôles. «Je suis chorégraphe sans en avoir le titre», affirme celle qui a longtemps dansé pour des figures connues d’ici (Jean-Pierre Perreault, Louise Bédard, Danièle Desnoyers, Daniel Léveillé) et a été la première interprète à bénéficier d’une résidence de création à l’Agora de la danse. La danseuse-créatrice — qui dit avoir développé avec l’âge une certaine résistance aux étiquettes — se trouve au coeur de deux créations du présent Festival Trans Amériques (FTA).
Aussi bien dans Bleu, de Jean-Sébastien Lourdais, chorégraphe des états de corps, que dans Fluid Grounds, fruit de sa connivence avec l’iconoclaste Benoît Lachambre, Sophie Corriveau embrasse les approches somatiques du mouvement pour créer une danse de l’«l’hyperéveil des sens» où le corps dialogue, s’imprègne et se
fond dans des matières apportées sur scène. «Au fil de ma carrière, je me suis peu à peu détachée d’une vision du corps spectaculaire. Les approches somatiques permettent un mode de communicabilité qui n’est plus juste axé sur les prouesses du corps dansant, mais sur la transmission du sens à travers les sensations. »
«C’est comme si on prenait l’intérieur du corps et qu’on en retournait la peau, poursuit-elle. J’aime beaucoup imaginer le corps comme une sorte d’instrument de mesure entre l’autre et soi, entre l’espace et soi, pour mettre en avant ce qui dépasse de ses frontières visibles. »
Un désert de nouilles
Seule parmi un désert de nouilles de riz dans l’oeuvre de Lourdais, la danseuse plonge en elle-même en composant à partir du contact avec cette matière a priori terre à terre. Or, celle-ci recèle curieusement tout un potentiel visuel, sonore et tactile, explique Sophie Corriveau. «Cette relation à la matière part d’un état de désoeuvrement. Parce qu’il y a une solitude, une relation de curiosité s’installe dans le rapport à l’objet. Les pâtes deviennent une texture. Chaque pas dessus produit un son qui se mélange aux sensations intérieures.»
S’établit alors un autre espacetemps, comme suspendu, où l’attention s’affûte et les sens s’aiguisent. «Même si le spectateur ne vit pas ce qui est tactile, j’ouvre une porte pour le mener à comprendre ses propres sensations. J’ai l’impression qu’en ouvrant cette porte en moi, je participe à l’ouvrir en l’autre», affirme-t-elle, abordant la notion de présence — celle du performeur en corrélation avec le spectateur et celle qu’on porte en soi — et d’empathie quant au partage de cette expérience sensible.
C ’e s t comme si on prenait l’intérieur du corps et qu’on en retournait la peau. J’aime beaucoup imaginer le corps comme une sorte d’instrument de mesure entre l’autre et soi, entre l’espace et soi, pour mettre en l’avant ce qui dépasse de ses frontières visibles.
Guidé par Jean-Sébastien Lourdais, ce travail implique une mise à nu intime d’où émerge une vulnérabilité qui se mue paradoxalement en force. Bleu s’inscrit en continuité de Milieu de nulle part, une première collaboration qui leur a permis de s’apprivoiser et d’imbriquer leurs univers : « Jean-Sébastien [Lourdais] travaille tout en lenteur. C’est très important pour lui de laisser émerger les choses plutôt que de les forcer», dit-elle, décrivant un processus qui nécessite une part d’improvisation accrue et continue. Une manière de travailler authentique qui permet une immense liberté à la créatrice, puisant ainsi des choses essentielles en elle, parfois insoupçonnées.
«Mais l’idée des nouilles m’est arrivée à un moment où j’avais l’impression d’avoir épuisé tout le jus, où j’en pouvais plus de sortir mes guts sur la table. Je suis allée à l’épicerie et je me suis dit qu’il me fallait quelque chose, autre que moi-même, avec lequel jouer et établir une relation», s’amuse-t-elle, précisant qu’il n’y a là aucun reproche fait au chorégraphe.
Une cartographie des présences
Après les nouilles, place au ruban adhésif. Une autre matière du quotidien détournée de son usage habituel pour servir à construire une «cartographie des présences et des relations ». Fluid Grounds, performance ludique imaginée avec Benoît Lachambre, se déroule sur huit heures et installe les artistes dans un espace en perpétuelle transformation, leur environnement se chargeant de tracés de couleurs au gré des visites des spectateurs. «C’est un espace très inclusif où les gens sont invités à déambuler, à s’asseoir, à prendre des photos et même à nous toucher à l’occasion. L’environnement visuel ainsi que la danse sont indissociables de leur présence. Elles agissent sur les micro-événements de nos corps. »
La tâche que les performeurs se sont donnée dans ce projet est très précise et demande une attention redoublée. Il s’agit pour eux de jouer avec la texture du ruban, de voir comment son élasticité s’inscrit à l’intérieur des corps et quelles mémoires elle éveille en eux. «Les tracés au sol sont les marques des relations qu’on a avec les visiteurs. Par leurs formes, courbes et couleurs, ils détiennent toute une symbolique non nommée», explique la créatrice, qui invite à une expérience non spectaculaire, à «un jeu avec les perceptions presque féerique» qui appelle à la contemplation et à l’immersion. À chacun appartiendra le choix d’y déposer sa marque en y trouvant sa propre symbolique.
Bleu
Une création de Jean-Sébastien Lourdais avec Sophie Corriveau, une coproduction du FTA et de La Chapelle, du 27 au 29 mai
Fluid Grounds
Une création de Benoît Lachambre et Sophie Corriveau, présentée dans le cadre du FTA et coproduite par l’Agora de la danse, du 1er au 3 juin
SOPHIE CORRIVEAU