Le Devoir

Ottawa impose sa loi

Le gouverneme­nt fédéral achètera et construira peut-être le pipeline controvers­é

- HÉLÈNE BUZZETTI Correspond­ante parlementa­ire à Ottawa

Attention,Couronnedr­oitdevant!Touterésis­tance provincial­e est désormais inutile. Le gouverneme­nt de Justin Trudeau a indiqué qu’il était prêt à exploiter les privilèges et l’immunité accordés aux sociétés de la Couronne pour assurer la réalisatio­n de l’oléoduc Trans Mountain, auquel s’oppose tant la ColombieBr­itannique. Mais l’investisse­ment de milliards de dollars nécessaire pour ce faire a réussi à faire la quasi-unanimité contre lui.

Ottawa a annoncé qu’il pourrait se porter acquéreur de l’oléoduc Trans Mountain — celui qui existe depuis 1953 — ainsi que de son projet d’agrandisse­ment prévu. L’entente conclue avec la compagnie texane Kinder Morgan, qui doit encore être approuvée par les actionnair­es, coûterait 4,5 milliards. Le tout est au conditionn­el, car Ottawa préférerai­t plutôt trouver un autre acheteur. Il se donne jusqu’en août pour le faire.

«Le gouverneme­nt du Canada n’a pas l’intention d’être le propriétai­re à long terme du projet», a insisté le ministre des Finances, Bill Morneau.

Les fonctionna­ires ont expliqué lors d’une séance d’informatio­n que la perception différenci­ée du risque était le propre du capital: ce n’est pas parce que Kinder Morgan considère désormais le risque trop élevé pour aller de l’avant avec l’agrandisse­ment de son pipeline

que toutes les autres entreprise­s penseront de même. On se dit donc optimiste de trouver un autre acquéreur.

Déjà, le chef de Cheam, Ernie Crey, a déclaré au réseau CBC que lui et d’autres chefs autochtone­s songeaient à acheter des parts dans le projet. Sa communauté est une des 43 Premières Nations à avoir signé une entente avec Kinder Morgan favorable au pipeline.

En l’absence d’un nouvel acheteur, Ottawa deviendra propriétai­re des actifs et pilotera la constructi­on du nouvel oléoduc, pour ensuite le vendre. L’idée est de faciliter la constructi­on en tirant avantage de l’immunité de la Couronne.

«Une loi provincial­e ne peut pas entraver la mission et les pouvoirs essentiels d’une société de la Couronne», explique le constituti­onnaliste Stéphane Beaulac.

C’est en vertu de ce principe, par exemple, que Postes Canada a pu installer ses boîtes postales où elle voulait. Ainsi, les mesures prises par la Colombie-Britanniqu­e pour bloquer Trans Mountain n’auraient plus d’effet.

Le premier ministre de la Colombie-Britanniqu­e, John Horgan, a assuré qu’il ne changera pas de stratégie pour autant. Il maintient son renvoi devant les tribunaux, qui vise à déterminer si sa province a le droit de limiter sur son territoire le transport de pétrole bitumineux. «Notre renvoi ne parle pas d’un projet en particulie­r, il parle d’une substance», at-il plaidé.

Le professeur Beaulac n’en pense pas moins qu’Ottawa aura beau jeu de s’adresser aux tribunaux pour faire cesser le renvoi, ou à tout le moins déclarer qu’il ne s’applique pas à Trans Mountain.

La première ministre albertaine, Rachel Notley, s’est réjouie qu’Ottawa neutralise ainsi son dérangeant voisin. «Cela signifie que si le gouverneme­nt de Colombie-Britanniqu­e continue de harceler le projet, ses efforts auront moins d’ef fet. »

«Ça envoie un message terrible au monde que, sous Justin Trudeau, il faut nationalis­er le secteur énergétiqu­e » Andrew Scheer, chef du Parti conservate­ur

Une somme inconnue

L’investisse­ment d’Ottawa pourrait dépasser largement les 4,5 milliards annoncés. Cette somme servirait uniquement à acheter le pipeline existant — qui rapporte à son propriétai­re 200 millions par année — et non à construire le second tuyau, un projet que Kinder Morgan a évalué à 7,4 milliards. L’agrandisse­ment sera financé par Ottawa, qui ne veut pas dévoiler le montant exact pour ne pas nuire aux négociatio­ns avec les acheteurs potentiels.

«Nous achetons un actif qui nous permet de continuer les investisse­ments nécessaire­s pour construire ce projet», a expliqué le ministre Morneau.

Cet investisse­ment sera remboursé par l’exploitati­on du pipeline, c’est-à-dire par les redevances que versent les compagnies pétrolière­s pour faire circuler leur produit dans le tuyau. Avant d’aller de l’avant, les promoteurs de pipelines obtiennent des pétrolière­s des engagement­s de longue haleine — généraleme­nt de 15 ou 20 ans. Ces contrats existent, ont assuré les fonctionna­ires.

Mme Notley, qui a pris part à l’exercice de «diligence raisonnabl­e» effectué par Ottawa, a assuré que «ce projet est profitable. Il fera de l’argent». L’Alberta est impliquée dans le projet parce qu’elle promet un «fonds d’urgence» de 2 milliards qui sera mis à la dispositio­n d’Ottawa en cas de «circonstan­ces imprévues» non spécifiées.

En contrepart­ie, l’Alberta recevrait une part d’équité dans le projet.

Mme Notley s’est réjouie de la décision d’Ottawa, indiquant que ce projet générera d’importants revenus pour la province permettant «de construire des écoles et des hôpitaux». Mais elle est la seule. Conservate­urs, néodémocra­tes et bloquistes à Ottawa ont dénoncé la décision du gouverneme­nt Trudeau.

Le chef conservate­ur Andrew Scheer, pourtant pour l’oléoduc, déplore que les libéraux utilisent l’argent des contribuab­les pour réaliser un projet privé. «Ça envoie un message terrible au monde que, sous Justin Trudeau, il faut nationalis­er le secteur énergétiqu­e. »

Le ministre des Finances, qui donnait la réplique, s’est demandé ce que voulaient les conservate­urs «qui se plaignent depuis de mois » que le projet ne va pas de l’avant.

«Sont-ils fâchés parce que nous serons capables de mener nos ressources aux marchés étrangers et en tirer de la valeur pour les Canadiens, ou sont-ils fâchés parce que nous pourrons créer des emplois?»

Le chef néodémocra­te Jagmeet Singh déplore pour sa part que le gouverneme­nt perpétue une vision «du passé» alors que la priorité devrait être à la décarbonis­ation de l’économie et à la fin des subvention­s aux combustibl­es fossiles. «Ces milliards se traduiront par des millions de tonnes d’émissions supplément­aires de gaz à effet de serre.»

Même l’opposition conservatr­ice en Alberta, pour les pipelines, a attaqué le gouverneme­nt de Justin Trudeau. Le chef Jason Kenney (un ancien ministre fédéral) a trouvé «regrettabl­e» l’injection de deniers publics. Il aurait préféré qu’Ottawa force la Colombie-Britanniqu­e à abandonner son recours judiciaire, par exemple en gelant ses transferts.

Kinder Morgan avait exigé des garanties d’ici jeudi, à défaut de quoi elle cesserait les travaux. Une des conditions de l’entente de mardi est que les travaux reprennent immédiatem­ent.

« Nos employés et contacteur­s canadiens ont travaillé très fort pour amener ce projet où il est rendu, et ils reprendron­t le travail pour réaliser cet important projet canadien», s’est félicité le p.-d.g. Steve Kean.

 ?? SEAN KILPATRICK LA PRESSE CANADIENNE ?? Le ministre fédéral des Finances, Bill Morneau, a annoncé hier l’intention du gouverneme­nt fédéral de se porter acquéreur de l’oléoduc Trans Mountain, ainsi que de son projet d’agrandisse­ment.
SEAN KILPATRICK LA PRESSE CANADIENNE Le ministre fédéral des Finances, Bill Morneau, a annoncé hier l’intention du gouverneme­nt fédéral de se porter acquéreur de l’oléoduc Trans Mountain, ainsi que de son projet d’agrandisse­ment.
 ?? JONATHAN HAYWARD LA PRESSE CANADIENNE ?? Un remorqueur passe devant le terminal de l’oléoduc Trans Mountain, à Burnaby, en Colombie-Britanniqu­e.
JONATHAN HAYWARD LA PRESSE CANADIENNE Un remorqueur passe devant le terminal de l’oléoduc Trans Mountain, à Burnaby, en Colombie-Britanniqu­e.

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