Le Devoir

Cinq choses qui restent à prouver au sujet de Trans Mountain

- RABÉA KABBAJ

L’annonce du rachat par le gouverneme­nt fédéral de l’oléoduc Trans Mountain est l’occasion de revenir sur cinq des principaux enjeux soulevés par ce projet et qui n’ont pas fait l’objet d’une vérificati­on des faits en règle.

L’Alberta détient 97% de la réserve canadienne de pétrole: c’est également la troisième réserve au monde, derrière l’Arabie saoudite et le Venezuela. Ce sont ses prévisions de croissance qui constituen­t son argument majeur pour défendre le projet d’expansion de Trans Mountain :

D’une part, selon des données du gouverneme­nt albertain, alors que la province exporte chaque jour vers les États-Unis 2,5 millions de barils de pétrole brut issu des sables bitumineux (données de 2015), sa production moyenne en 2025 devrait atteindre 4 millions de barils par jour.

D’autre part, l’Alberta dit éprouver de plus en plus de difficulté­s à exporter sa production: le réseau canadien d’oléoducs serait saturé et son enclavemen­t géographiq­ue la rend dépendante de la bonne coopératio­n de ses voisines. L’approbatio­n en 2016 par Ottawa de l’expansion du réseau de Trans Mountain, qui ferait passer la capacité de celui-ci de 300 000 à 890 000 barils par jour, est donc tombée à point nommé.

1. L’estimation des besoins futurs n’est pas une science exacte

Toutefois, ces projection­s ne font pas l’unanimité. De l’avis d’Éric Pineault, économiste, professeur en sociologie et membre de l’Institut des sciences de l’environnem­ent de l’UQAM, il y a, dans ces prévisions de croissance de la production de pétrole, une surestimat­ion par rapport à la réalité actuelle. «L’industrie extractive, ou du moins les cinq plus grands extracteur­s qui contrôlent à peu près 80% du flux de pétrole issu des sables bitumineux — soit Husky, Cenovus, CNRL, Imperial Oil et Suncor —, n’est pas dans une phase d’expansion de sa production. »

Selon Éric Pineault, ces compagnies investisse­nt surtout dans la consolidat­ion de leurs opérations afin de réduire les coûts et de générer des profits, dans un moment où les prix du pétrole sont beaucoup plus bas que lorsque les investisse­ments avaient été faits. «Donc, on supprime les emplois, on réengage des travailleu­rs à un moindre salaire, on investit beaucoup dans la technologi­e […], ce qui permet de rendre plus rentables les opérations », indique M. Pineault.

Certes, la hausse notable des prix du pétrole des dernières semaines, combinée au sauvetage annoncé de Trans Mountain par le gouverneme­nt fédéral, pourrait inciter les compagnies à reprendre confiance. Mais il n’en reste pas moins que le pétrole des sables bitumineux est cher à extraire, à raffiner puis à expédier par bateau, peut-être même trop cher, selon le journalist­e d’enquête Paul McKay.

Dans un article paru en mars dernier dans The Energy Mix, il insiste sur le fait que ce pétrole albertain «est au mauvais endroit, loin de la côte. Et il se classe parmi les pétroles les plus polluants pour une transforma­tion en essence, en carburant d’avions ou en fioul domestique ».

2. Le pétrole de schiste est en concurrenc­e avec les sables bitumineux

Un autre facteur qui, sur les marchés, nuit au pétrole des sables bitumineux, c’est la révolution instaurée par le pétrole de schiste américain, rappelle Éric Pineault. Celui-ci a complèteme­nt modifié le portrait de l’offre d’hydrocarbu­res depuis 2015-2016, tant en Amérique du Nord qu’à l’échelle mondiale.

Avec ses coûts d’investisse­ments très peu élevés, ce pétrole peut s’ajuster très vite à la demande. Il présente l’avantage d’être plus léger et plus flexible que le pétrole des sables bitumineux, qui nécessite beaucoup plus d’efforts de raffinage pour être utilisable. Pour Paul McKay, c’est cette facture plus élevée qui a pour conséquenc­e que les raffineurs à travers la planète demanderon­t toujours plus cher pour les barils vendus par les producteur­s albertains.

«La demande actuelle réagit principale­ment à la production du pétrole de schiste. C’est un swing producer, c’est-à-dire que ce type de production est en mesure de faire bouger le marché et de répondre en premier à une demande. Dans ce contexte, les extracteur­s du sable bitumineux ne vont pas investir dans l’augmentati­on de leur capacité de production uniquement parce qu’on installe un nouveau pipeline», fait valoir M. Pineault.

3. D’autres options que ce pipeline existent

Si Trans Mountain est l’enjeu de l’heure, il ne faut pas oublier que deux autres pipelines ont été autorisés et pourraient se concrétise­r, malgré la résistance de certains États et gouverneme­nts municipaux, soit Keystone XL et la ligne 3 de Enbridge. «Si ces deux projets vont de l’avant, il y aura assez de tuyaux pour écouler non seulement la production actuelle, mais aussi un accroissem­ent de la production, ce qui atteindrai­t le fameux plafond que le gouverneme­nt albertain nous vante, soit 100 mégatonnes d’émissions de GES par année», souligne Éric Pineault. Autrement dit, s’il venait s’ajouter à ces deux projets, Trans Mountain défoncerai­t ledit plafond.

Avec ou sans Trans Mountain, l’Alberta dispose par ailleurs d’autres options pour sortir son pétrole, estime BNN Bloomberg. Le média financier américain soutenait jusqu’à récemment que l’incertitud­e entourant Trans Mountain pourrait pousser les producteur­s de pétrole canadiens à s’engager sur la voie du transport pétrolier par train. Selon lui, l’Alberta devrait également parier sur des initiative­s technologi­ques, comme la constructi­on d’unités de valorisati­on permettant d’alléger le pétrole juste assez pour rendre inutile l’ajout de diluant — qui occupe habituelle­ment un tiers du volume circulant dans les pipelines —, ou encore la transforma­tion du pétrole en pastilles de combustibl­e solide pour qu’il puisse ensuite être acheminé par wagons et navires.

4. L’illusion du marché asiatique

Parmi les justificat­ions servies pour promouvoir l’expansion de Trans Mountain, l’argument de l’accès au marché Nord-Est asiatique revient fréquemmen­t. Dans les colonnes du National Observer, Paul McKay regrette d’ailleurs que l’existence même de ce marché asiatique ait été prise pour acquis sans avoir été réellement vérifiée.

«Ils ont en ce moment assez de pétrole lourd pour répondre à la demande, compte tenu des changement­s qui se passent, en particulie­r en Chine avec la rapidité de la transition vers le transport électrique», évalue Éric Pineault, qui estime que le client le plus probable via l’océan Pacifique serait plutôt la Californie.

Ainsi, comme le notait le Globe and Mail l’an dernier, si la Chine est un important consommate­ur de pétrole lourd, elle a affiché sa volonté de réduire cette dépendance énergétiqu­e et ambitionne de devenir un chef de file des transports alternatif­s et écologique­s. Au point que l’Agence internatio­nale de l’énergie avait annoncé l’an dernier qu’elle reverrait à la baisse ses projection­s de croissance de la demande pétrolière pour la Chine et l’Inde.

Par ailleurs, comme le pointe le magazine Vice Canada, rien ne garantit que les pays asiatiques achèteront l’or noir albertain, alors qu’ils disposent déjà d’une large offre en pétrole plus léger en provenance de la Malaisie, du Nigeria ou du Moyen-Orient. La complexité de son raffinage le rend là aussi moins accessible pour ces pays, qui ne disposent pas toujours des coûteuses infrastruc­tures nécessaire­s.

5. Une rentabilit­é très discutable

Aux yeux d’Éric Pineault, en l’absence de ce «choc de la demande», le risque que Trans Mountain ne soit pas aussi rentable que souhaité est réel. Le coût de constructi­on initial de 5,4 milliards de dollars a d’ailleurs été révisé à la hausse et atteint désormais les 7,4 milliards. «Les tarifs pour utiliser le pipeline vont être plus élevés, ce qui risque de refroidir les ardeurs des extracteur­s. Actuelleme­nt, presque tous se vantent de ne pas vivre de pénurie de transport de leur pétrole et de ne pas subir l’écart de prix entre le pétrole canadien et le pétrole américain; ce qui est un des arguments centraux de l’Alberta et du fédéral pour justifier le pipeline», souligne M. Pineault, qui étudie justement les extracteur­s dans le cadre de ses recherches.

Au final, comme le soutient dans son analyse de l’annonce fédérale le journalist­e économique de Radio-Canada Gérald Fillion, le fait que la compagnie Kinder Morgan se soit désengagée du projet au profit du gouverneme­nt canadien constitue un désaveu de la rentabilit­é du projet. «En le cédant au gouverneme­nt fédéral [ou à un autre acheteur privé qui pourrait se présenter d’ici au 22 juillet], l’entreprise texane montre qu’elle juge que le projet ne lui sera pas bénéfique compte tenu du marché, de la demande, du prix du pétrole, de l’opposition citoyenne et de l’affronteme­nt politique en cours.»

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DARRYL DYCK LA PRESSE CANADIENNE
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CARTE LE DEVOIR

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